ENTRETIEN AVEC FRANCIS PIERRE

Francis PIERRE, ingénieur chez Méthodes et Construction et concepteur de la méthode mise en place à Sérifontaine, estime que les fiches de tâches et le dialogue direct entre le pilote et les équipes d’exécution ont permis de détecter et de résoudre des problèmes en amont des interventions, notamment au niveau des interfaces entre entreprises. Il s’interroge aussi sur le rôle de l’entreprise générale vis-à-vis des corps d’état secondaires, en particulier en matière de quantitatif, de commande et d’approvisionnement des matériaux.

" C’est en fonction de la complexité des interfaces qu‘il faut déterminer le niveau de détail du planning "

CHANTIERS 2000 : Quels étaient les objectifs de la REX de Sérifontaine?

Francis PIERRE : L’objectif de fond était d’améliorer le fonctionnement des chantiers tous corps d’état. A cette fin, nous avons élaboré plusieurs dispositions : augmenter la proportion des instructions écrites par rapport à l’oral dans la transmission des informations à la fois pour satisfaire à la norme ISO 9000 sur l’assurance qualité qui préconise le support écrit et pour respecter les principes de traçabilité. Les informations transmises oralement sont en effet sujettes à interprétations, déformations ou oublis qui ne permettent pas de bien identifier la source des dysfonctionnements et, par conséquent, de pouvoir en rediscuter avec les intervenants. La seconde disposition était relative à la carence d’encadrement dont souffrent les équipes d’exécution des petites entreprises du fait d’un contexte économique difficile. L’encadrement s’occupe des approvisionnements mais l’animation de la production sur les chantiers a actuellement quasiment disparu. Souvent - et nous l’avons encore constaté sur l’opération de Sérifontaine - les chefs d’entreprise n’assistent aux réunions de chantier que par rapport à des obligations contractuelles et ne transmettent que de manière succincte aux équipes d’exécution les décisions prises à cette occasion. Notre objectif était donc d’établir une relation directe entre le pilote et les équipes de chantier. Nous avons alors conçu des fiches afin d’instruire à l’avance les équipes - avec information préalable à la hiérarchie de l’entreprise - des tâches qu’elles avaient à accomplir. Un dernier point : ces fiches devaient aussi permettre d’évaluer la capacité des chefs d’équipes à traduire des instructions explicites.

Quel était le contenu des fiches de tâches?

F.P : D’abord faire figurer l’ensemble des informations nécessaires à la bonne exécution d’une tâche. Nous avons donc établi une correspondance directe entre les fiches et les tâches de planning. Sur ce type de chantier, ces dernières représentent le travail d’une entreprise ou d’un lot qui est de l’ordre d’une à deux semaines. Nous avons en conséquence élaboré les fiches en fonction de cet ordre de grandeur. Les spécifications qui figurent dans la fiche sont " classiques " : désignation de la tâche, durée, consistance, précautions et conditions particulières de mise en œuvre, matériaux à utiliser, nombre d’heures et effectif, sécurité, auto-contrôles à effectuer et problèmes rencontrés. Ce dernier point - qui est un des aspects positifs de cette expérimentation - révèle que le dialogue en amont entre le pilote et les chefs d’équipes a permis de mettre à jour, avant exécution, des difficultés que la fiche de tâche ne prenait pas en compte. Par contre, sur certains aspects, le retour d’informations s’est révélé insuffisant, voire inexistant. A titre d’exemple, les quantités de matériaux utilisés ou le nombre d’heures nécessaires à l’exécution d’une tâche se sont révélés illusoires dans la mesure où l’entreprise considère que ces informations doivent rester confidentielles. Un autre problème que nous n’avons pas pris en compte sur cette opération : joindre de manière systématique aux fiches de tâches des plans actualisés.

Comment les fiches de tâches étaient-elles corrélées avec le planning?

F.P : Nous avons développé, à partir du logiciel de planification, un additif destiné à préparer les fiches de tâches. Nous n’avons par contre pas suffisamment pris en compte la partie concernant le retour des fiches. Par ailleurs, nous aurions dû établir une corrélation avec le calcul des situations de travaux afin de mieux structurer les interventions des entreprises. L’analyse des situations de chantiers - surtout pour les lots importants dans leur durée - montre que les entreprises entament leurs tâches puis passent à une autre partie de l’ouvrage sans avoir achever la tâche précédente. Conséquence : l’enclenchement des corps d’état suivants pose des difficultés. Instaurer un retour systématique des fiches de tâches, comme preuve de l’exécution de la partie d’ouvrage à accomplir et conditionnant le paiement aux entreprises, les inciterait sûrement à achever leur intervention telle que prévue.

Le planning de Sérifontaine était-il plus détaillé vis-à-vis des corps d’état que sur d’autres opérations?

F.P : Nous avons ajouté quelques tâches par rapport à un planning classique, mais ce n’est pas significatif. En revanche, nous nous sommes montrés plus réalistes quant au découpage des interventions afin que chaque tâche du planning corresponde bien à une intervention relativement courte par une équipe et non pas à une succession d’équipes qui interviennent ponctuellement. Par contre, les informations qui nous sont fournies par les cadres d’entreprise, quant au découpage des tâches, ne correspondent pas à ce que les équipes effectuent sur le terrain. Cela tient à deux raisons : une méconnaissance de la répartition du travail dans une équipe par rapport à la vision qu’en a le cadre d’entreprise; des interfaces techniques avec les autres corps d’état qui ne sont pas maîtrisées. C’est ce qui s’est passé avec le plaquiste à Sérifontaine. Par rapport aux métrés, ce même plaquiste avait aussi sous-estimé les quantités de matériaux et donc les effectifs nécessaires à leur mise en œuvre (ce qui lui a permis d’obtenir le marché). Conséquence : son intervention a pris du retard et décalé les interventions ultérieures des autres corps d’état. Cela peut paraître surprenant, mais certaines entreprises sont incapables de faire une estimation de la quantité de travail à réaliser. Un autre point difficilement maîtrisable : les équipes qui travaillent plus lentement que prévu. Ainsi, le plombier qui avait sous-traité une partie de son intervention œuvrait plus rapidement que son sous-traitant qui était pourtant payé au forfait. A travers cet exemple, c’est évidemment toute la question de la compétence qui se pose.

Le niveau de détail du planning de Sérifontaine était-il suffisant?

F.P : Pour un chantier de ce type, relativement simple, je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’entrer dans un détail plus fin des tâches. Il ne faut pas non plus considérer que le planning de Sérifontaine soit un modèle car nous y avons introduit pour les besoins de l’expérimentation, notamment en terme d’évaluation de durée des tâches, des incohérences (des tâches trop longues ou trop courtes) destinées à recueillir des informations pour la suite. De manière plus générale, on peut éventuellement établir un planning de plus en plus détaillé au fur et à mesure de l’avancement du chantier mais ce n’est pas forcément indispensable, le niveau de détail du planning contraignant la marge d’auto-organisation des équipes. Le point crucial réside en fait dans la maîtrise des interfaces entre entreprises. C’est en fonction de la complexité de ces interfaces qu’il faut déterminer le niveau de détail du planning.

L’approvisionnement des matériaux sur le chantier de Sérifontaine a-t-il fait l’objet de dysfonctionnements?

F.P : Les produits qui ne sont pas très banalisés et qui nécessitent un délai d’approvisionnement font souvent l’objet de ruptures sur le chantier : les entreprises approvisionnent sans établir de quantitatif et ne s’occupent de réapprovisionner qu’à partir du moment où les équipes de mise en œuvre signalent qu’elles n’ont plus " rien " pour travailler. Conséquence : il faut quelques jours pour que ces équipes puissent être à nouveau productives sur une tâche donnée. L’équipe passe donc à un autre bâtiment sans avoir achevé sa tâche précédente - d’où un allongement du délai global d’intervention. Ce problème est d’autant plus fort, qu’actuellement les entreprises connaissent des difficultés dans leur avance de trésorerie. Par ailleurs, les petites entreprises achètent mal parce qu’elles n’ont pas les moyens de procéder à des consultations larges de fournisseurs. L’achat de fournitures par l’entreprise générale peut donc être avantageux, d’une part parce que celle-ci mène une consultation plus large et d’autre part parce qu’elle est susceptible d’obtenir une tarification plus intéressante et de récupérer la marge du sous-traitant. Ceci étant, est-ce le rôle de l’entreprise générale et jusqu’où doit-elle aller? Doit-elle aussi s’occuper des métrés? A titre d’exemple, comme l’entreprise générale ne trouvait pas sur cette opération de sous-traitant " entrant dans le prix " pour les menuiseries extérieures, elle a d’abord consulté un fournisseur pour l’achat des matériaux puis elle a désigné une entreprise qui n’a exécuté qu’une prestation de mise en œuvre. Un avantage : le contrôle des flux d’approvisionnements est nettement meilleur.

Au travers de cet exemple, pensez-vous que nous assistons à une tendance lourde dans cette façon de procéder de la part de l’entreprise générale?

F.P : Je ne saurais être catégorique sur les perspectives de généralisation d’une telle tendance; ce sont les conditions du marché qui dicteront la conduite à tenir. Si l’entreprise générale trouve des sous-traitants capables d’effectuer une prestation complète entrant dans le prix, je ne crois pas qu’elle souhaitera supporter une prise de responsabilités supplémentaires en s’engageant dans cette voie. Ma conviction est que, dans une situation économique difficile, les entreprises, même générales, ont tendance à se recentrer sur leur activité de base plutôt que se diversifier vers des métiers qu’elles ne maîtrisent pas parfaitement. 

La distribution des fiches à l’encadrement des entreprises s’est rapidement révélé sans effet.

F.P : Le pilote du chantier a considéré que la fiche de tâche conduisait à s’immiscer dans l’organisation des corps d’état et a donc préféré, dans un premier temps, les distribuer à l’encadrement afin de ne pas court-circuiter la hiérarchie. Face aux problèmes récurrents de transmission des fiches aux équipes d’exécution, nous avons par la suite opté pour une distribution directe aux chefs d’équipe. Le point le plus saillant de cette évolution réside dans le dialogue direct qui s’est initié avec le pilote du chantier. En règle général, ce contact est inexistant ou conflictuel, les chefs d’équipe ne consultant le pilote que lorsqu’il y a problème, donc risque de conflit. C’est un acquis fort de cette REX que d’avoir modifier cet état par un déclenchement, plus en amont, d’observations qui généralement sont source de discordes, parce que trop tardives.

Les fiches de tâches ont-elles permis aux équipes d’entreprendre une réflexion sur leur propre travail?

F.P : Un des intérêts de la fiche de tâche est qu’à partir du moment où les équipes travaillent sur la base d’un support écrit, elles réagissent beaucoup plus fortement pour se " couvrir " vis-à-vis de ce qu’elles lisent. C’est à partir de ce " réflexe " qu’elles développent alors une analyse critique par rapport à la tâche, permettant de mettre à jour des problèmes que nous n’avions pas perçus, notamment en matière d’interfaces entre entreprises.

En quoi les principes de traçabilité, par le biais des auto-contrôles, améliorent la motivation des équipes?

F.P : Le secteur du bâtiment présente une forte caractéristique : la déresponsabilisation. Lorsqu’il y a une erreur de commise, la " règle " consiste à la masquer jusqu’à la dernière limite. Lorsqu’on exige des équipes qu’elles s’auto-contrôlent, elles réagissent donc en maugréant dans un premier temps. C’est en leur démontrant que l’auto-contrôle est aussi un outil destiné à valoriser leur travail que l’incitation à une bonne exécution peut émerger. C’est aussi pour cela qu’un accompagnement de l’encadrement, par l’intermédiaire du pilote, est indispensable. Il ne s’agit pas de dénoncer un coupable mais d’inciter à exécuter en fonction des spécifications préconisées et c’est en ce sens que l’on peut parler d’une motivation accrue des équipes d’exécution. Une condition sine qua non : le système doit prendre en compte, par l’intermédiaire de formations et d’informations, les difficultés que peut éprouver un ouvrier dans l’exécution de sa tâche.

Quelle a été la réaction du pilote du chantier par rapport au travail occasionné par l’établissement des fiches de tâches?

F.P : Une des craintes de départ du directeur et du conducteur de travaux de l’entreprise générale consistait à penser que l’établissement des fiches allait entraîner un travail supplémentaire important. En réalité, nous avons passé l’équivalent de deux journées de travail à les élaborer. Par ailleurs, nous avons certainement " récupéré " ce temps dans la détection et l’élimination de problèmes potentiels qui n’auraient pas été mis à jour sans les fiches et le travail préparatoire effectué par le pilote, tant au niveau des plans que des vérifications à entreprendre après chaque réunion de chantier. A l’autre bout de la chaîne, les exécutants ont bien réagi par rapport au supplément d’informations à lire, parce qu’ils ont rapidement perçu que les fiches contenaient les éléments utiles à une meilleure exécution des tâches. Le point à améliorer reste le retour des fiches et surtout les auto-contrôles qui n’ont pas été convaincants. Ces derniers ont mal fonctionné pour deux raisons : le contenu de la fiche était insuffisant et trop abstrait dans ses spécifications. De ce fait, les équipes n’ont pas fait le lien entre les auto-contrôles à effectuer et les libellés de la fiche. Il faudra dans l’avenir évoluer vers un tableau matriciel annexé à la fiche de tâche avec un pointage direct par croix pour un logement donné.

La REX de Sérifontaine montre bien, qu’en matière de planification, des réflexions prospectives sont encore à mener.

F.P : Des démarches complémentaires à Sérifontaine, consistant à utiliser des plannings simplifiés avec des niveaux de détails croissants sur le court terme, et qui permettraient la transformation du planning en agenda à l’usage de chaque intervenant, sont une piste possible. Cet agenda contiendrait un corps d’informations vitales, telles que les réunions, les commandes, les présentations de situations, d’échantillons... Autrement dit, nous serions dans une situation d’homogénéisation entre la base de données planning et la base de données agenda. Dans la continuité de Sérifontaine, notre propre objectif est de réduire fortement le nombre des réunions de chantier et de les transformer en moments de négociation. Dans cette configuration, la transmission des informations, contrairement à la situation actuelle, ne donne plus lieu à une réunion de chantier, source de pertes de temps.