ENTRETIEN AVEC PATRICK MARTIN 

CHANTIERS 2000 : Quelle est votre définition de la logistique?

Patrick Martin: La logistique comporte tout ce qui touche les installations de chantier, les moyens de levage et de manutention, tout ce qui concerne la gestion des commandes, des approvisionnements, des colisages et des flux d'informations. C'est aussi la gestion des flux de matière, des hommes et des informations. Cette autre définition s'interpénètre avec la première. J'en retiens une autre qui dit: la logistique se conçoit comme étant la réponse à la question "Comment réaliser lorsqu'on fait un planning?" Elle complète ainsi la réalisation d'un planning en expliquant de quelle manière on va agir au travers de l'organisation. En d'autres termes, la logistique apparaît comme étant le moyen de passer de la définition d'un planning sur objectifs à un planning de ressources. C'est la mise en place de méthodes qui permettent de passer d'un objectif à la réalisation. C'est un thème très large, mais ce n'est ni de la planification ni de l'ordonnancement. La logistique n'agit pas sur l'organisation du temps mais sur celle des moyens.

Vous avez écrit qu'il y avait encore de gros efforts à faire en matière de gestion des flux d'informations. Pourquoi?

PM: C'est exact. Sur le chantier, chaque intervenant dispose d'une tranche d'informations qui n'est pas ou peu connue des autres. Il connaît bien la partie d’œuvre qu'il a à réaliser, celui à qui il succède, mais il s'interroge peu sur qui lui succède. Chacun a donc besoin d'appréhender la façon de faire de l'autre, de manière à ce que les flux se croisent bien et que les moyens mis en œuvre par l'un ne soient pas perturbés par ceux des autres. L'information à partager est donc très vaste et n'est jamais la même d'un chantier sur l'autre. Il me semble que la plupart des conflits sur le chantier sont logistiques parce que l'organisation de l'un est perturbée par l'intervention de l'autre, ce qui ne lui permet pas de réaliser au prix sur lequel il s'était engagé.

Cela nécessite une consultation des entreprises en amont du projet pour définir et clarifier l'organisation.

PM: C'est en ce sens qu'une charte logistique est utile à mettre au point dans un concept de consultation, non pas pour figer une logistique mais pour faire échanger des informations sur la logistique. Il est évident que ce n'est pas pour que chacun adopte une logistique commune mais pour qu'il se dégage un consensus commun sur la logistique du chantier, chacun étant un peu "propriétaire" de sa propre logistique. C'est de la communication.

L'appréhension des besoins des corps d'état secondaires par les entreprises générales semble encore mal identifiée.

PM: Ce que l'on sait actuellement, c'est qu'il y a une grande confusion entre le pilotage sur objectifs et les connaissances sur la logistique. Bien souvent, l'entreprise générale fixe des objectifs aux sous-traitants, objectifs qui, faute d'une bonne connaissance des moyens des corps d'état secondaires, sont souvent en décalage par rapport aux capacités de ces entreprises. De ce fait, comme elle appréhende mal l'épaisseur logistique des entreprises sous-traitantes, elle prend alors des dispositions qui restent neutres tout en ayant l'impression de se donner du mal pour organiser. Il est donc nécessaire que l'entreprise générale se réapproprie complètement - et avec beaucoup de modestie - la façon dont les corps d'état secondaires travaillent en matière de logistique. Il faut qu'elle prenne acte de la manière dont ils sont organisés afin d'apporter un simple complément pour que chacun travaille bien ensemble dans un contexte général acceptable. L'entreprise ne sera générale que lorsqu'elle se sera réappropriée les connaissances de détails. Elle ne possède plus actuellement cette connaissance parce qu'elle a facilité la mise en œuvre de coordinateurs gestionnaires qui ne rentrent plus assez dans le détail des techniques de mise en œuvre. Selon la typologie des sous-traitants, les logistiques associées sont très différentes.

A contrario, est-ce que les entreprises sous-traitantes ne connaissent pas des difficultés en terme d'organisation logistique?

PM: En terme de compétences, je crois que les petites entreprises sont très au point en matière de logistique car c'est précisément parce qu'elles ont peu de moyens qu'elles cherchent en permanence à les optimiser. Par contre, c'est le secret de leur réussite et elles sont très réticentes à la perspective de dévoiler ce savoir-faire, notamment par rapport aux entreprises générales. C'est aussi un monde qui communique mal. Je crois que l'entreprise générale aurait beaucoup à apprendre des corps d'état secondaires pour améliorer sa propre production. Elle exerce actuellement une espèce de suprématie sur les autres qui l'empêche d'être lucide sur sa propre façon de faire.

La REX de Gières a permis de se rendre compte qu'une organisation logistique pré-définie, telle qu'elle avait été élaborée initialement, a très vite montré ses limites.

PM: C'est un des acquis de cette opération. On s'est rendu compte qu'il n'existait pas une logistique unique mais une succession de logistiques correspondant à chacune des grandes séquences du chantier.

Jusqu'où cette préparation doit-elle aller?

PM: Il y a un moment où le mieux devient l'ennemi du bien! Une trop grande préparation de chantier finit par nuire à sa souplesse et n'est plus rentable. Ca devient tellement coûteux de bien préparer que le gain sur chantier n'est pas évident, notamment par rapport aux aléas de chantier qui viennent l'annuler. Il y a un juste nécessaire qui s'accommode bien avec les propos précédents, à savoir que si l'on connaît bien la façon dont tout le monde travaille, on peut se contenter d'une préparation plus modeste. On a tendance à compliquer la préparation par ignorance.

Les opérations de La Rochelle et de Gières ont démontré que le système poteaux-poutres permettait de mettre en place une organisation logistique très intéressante.

PM: Au-delà de l'acier, le système poteaux-poutres permet une organisation logistique beaucoup plus efficace que sur un système à voiles porteurs qui ne facilite pas le transit des flux. Par ailleurs, il fait appel à des façadiers ou aux plaquistes qui sont des entreprises très bien organisées sur le plan logistique. Je crois que les deux opérations ont énormément apporté. La Rochelle a prouvé que l'on pouvait organiser une logistique efficace et, de ce point de vue, a ouvert la voie à une nouvelle génération de réflexions. On avait jusque-là une organisation séquentielle de chantier; la logistique a permis de rendre effectif le séquentiel. L'opération de Gières a permis d'approfondir les acquis de La Rochelle, notamment en matière d'évolution de la logistique dans le temps du chantier et sur la connaissance des corps d'état secondaires. Cela dit, il faut constater que tout en étant un facteur favorisant pour la logistique, l'ossature poteaux-poutres reste de 5 à 7% plus cher qu'une structure à voiles, ce que la logistique ne permet pas de compenser.

Sur ces opérations, on s'est rendu compte de l'importance du conducteur de travaux en matière de logistique.

PM: L'homme qui s'occupe de la logistique ne peut être que le conducteur de travaux parce que tout le rapport administratif avec l'extérieur est traité au siège de la société et que c'est lui qui recrute le personnel supplémentaire nécessaire sur le chantier. S'il existe bien une répartition de la logistique - administrative pour le conducteur de travaux et pratique pour le chef de chantier - il faut bien considérer que ce dernier, s'il n'est pas adossé à la puissance administrative, ne peut pas faire respecter la logistique sur le chantier.

CP: Avez-vous observé un transfert des acquis logistiques des REX lors d'opérations dans un cadre banalisé?

PM: Ce que j'observe, c'est que lorsqu'il y a un groupement d'entreprises qui ont déjà travaillé sur des REX de ce type, ils reproduisent une réflexion sur l'organisation assez facilement. Par contre, lorsque l'appel d'offre consiste à tirer "au sort" des personnes qui doivent constituer une équipe à chaque fois différente, la notion de mise en concurrence peut casser, disséminer et disperser les efforts. Il faudrait que des partenariats se reconstituent autour de gens qui souhaitent continuer à pérenniser cette démarche. Il est bien évident que pour obtenir des résultats, il faut que le thème initié dure longtemps - certainement d’environ une dizaine d'années - pour marquer les esprits.