ENTRETIEN AVEC J. MALEYRAN ET J. PILET
Jamil Maleyran, professeur au lycée Livet et évaluateur de la démarche, et Jean Pilet, PDG de lentreprise de gros uvre estiment quune démarche structurée et formalisée, traduite par des outils simples, permet aux entreprises dinterpeller la maîtrise douvrage sur des besoins habituellement ignorés.
" Les fiches logistiques démontrent la compétence de lentreprise et sa capacité à travailler avec les autres ".
CHANTIERS 2000 : Quels étaient les objectifs des acteurs-pilotes de la démarche?
Jamil MALEYRAN : Lorigine de la démarche repose sur une association entre le cabinet Bi-Qualité et des PME désireuses de travailler en partenariat avec la maîtrise douvrage dès lappel doffre. Ce groupe avait en effet identifié des gains de productivité et de qualité liés à ce positionnement très en amont. Le lycée Livet, ayant entre autres pour objectif de " coller " aux nouvelles tendances organisationnelles sur le chantier, sest joint à ce groupe. Il sagissait pour létablissement de se positionner comme un partenaire opérationnel des entreprises afin de favoriser une reconnaissance de compétences mutuelles entre le monde des entreprises et celui de léducation. Les PME, qui sont en prise directe avec les difficultés quotidiennes sur le chantier, constituent un vivier didées intéressantes quelles nont pas souvent le temps de formaliser. La synergie avec notre structure éducative était donc évidente. Sans oublier le cabinet Bi-Qualité qui avait en charge de coordonner lensemble de la démarche.
Jean PILET : Notre groupe de PME sest engagé depuis quelques années dans une démarche qualité visant à la certification. A cet effet, nos efforts portent sur lorganisation de chantier qui constitue le gisement de productivité et de qualité le plus prometteur, notamment pour le gros uvre béton qui offre des marges de progression réduites sur le plan technique. Mais la notion de qualité doit aussi sappliquer à la maîtrise douvrage afin quelle prenne mieux en compte les impératifs et les savoir-faire des entreprises, notamment en phase de préparation et dorganisation de chantier. Il suffit dobserver les calendriers quon nous impose : les délais de fabrication des armatures par exemple sont négatifs. Il faudrait presque couler les fondations dès la délivrance de lordre de service alors, quentre temps, il y a lélaboration des plans, leur approbation, la fabrication... Il sagissait aussi de faire remonter notre savoir-faire dentreprise pour assister la maîtrise douvrage et la maîtrise d'uvre. On nous demande en effet généralement de nous exprimer alors que le projet est déjà figé.
J.M : Dans le même ordre didées, lobjectif du lycée était de montrer sa capacité à apporter de nouvelles compétences aux entreprises. Et en élaborant ladditif logistique, le lycée a démontré un savoir-faire opérationnel : des étudiants, qui sont encore en formation initiale, ont réussi à assister des entreprises pour améliorer leur pratique professionnelle. De même, suite au premier appel doffre infructueux, lengagement du programme déconomies techniques a mis en avant le savoir-faire des entreprises. Ce qua par exemple démontré lentreprise de gros uvre, cest quelle est capable de proposer des variantes qui optimisent le coût global du projet. Autrement dit, ces variantes ne génèrent pas des économies purement gros uvre, mais se déclinent sur plusieurs corps détat. Lentreprise se positionne ainsi comme un véritable assistant de maîtrise d'uvre. Cette dimension me semble importante, dans la mesure où les prix très tirés des opérations ne permettent pas actuellement à un architecte de faire passer un projet dans lobjectif de coûts sans une assistance pour optimiser les choix techniques. Et cette assistance sexprime en phase de recherches déconomies par le biais des entreprises, la plupart des appels doffre étant infructueux.
Vous opérez une séparation franche entre la logistique " administrative " et la logistique " matérielle ". Pourquoi?
J.M : Lors de lélaboration de ladditif logistique à lappel doffre, nous avons observé que certains besoins, comme une bonne circulation des documents, recouvraient la chaîne complète des acteurs alors que dautres sappliquaient plutôt à des interfaces entre certains dentre eux. Second point : la difficulté dans le cas dun chantier sur lequel lensemble des entreprises maîtrisent bien leur outil de production, cest dexprimer globalement les contraintes de lopération pour chacun des acteurs. Cest la logistique administrative qui répond à cette notion de globalité alors que la logistique matérielle prend en charge des aspects plus particuliers du chantier. La logistique administrative impliquait donc de fait la maîtrise douvrage et la maîtrise d'uvre dans la démarche, contrairement à la logistique matérielle qui est plutôt du ressort de lentreprise.
Cette logistique administrative sest traduite par des outils introduisant des exigences réciproques et assortis de pénalités en cas de défaillance, y compris pour la maîtrise douvrage. Comment cette dernière a-t-elle réagi?
J.P : La maîtrise douvrage a accepté sans trop de difficultés parce quelle na jamais envisagé dêtre pénalisée. Elle sappuyait en effet sur une maîtrise d'uvre très compétente qui a parfaitement répondu à toutes les obligations. Cette opération, très préparée, a aussi fait appel à de bonnes entreprises. Mais il sagit de savoir si le maître douvrage introduira des pénalités réciproques sur des opérations banalisées qui présentent un risque plus important.
Ladditif logistique à lappel doffre comporte des fiches-exemples et des fiches vierges à remplir par les entreprises soumissionnaires. Quel est leur rôle?
J.P : Lobjectif des fiches est damener les entreprises à expliciter leurs besoins en matière de préparation de chantier, de coordination des travaux, de réalisation, dinstallation ou de moyens de levage de telle manière quelles démontrent leurs compétences et leur capacité à travailler avec les autres. Il leur faut donc rentrer dans le détail du projet pour remplir les fiches correctement. Afin de souligner limportance de cette procédure, les entreprises nayant pas remis lenveloppe contenant les fiches logistiques lors de lappel doffre ont été éliminées doffice, indépendamment du prix.
Les trois entreprises pilotes de lexpérimentation ont testé dans un premier temps ces fiches pour y apporter leurs remarques et leurs suggestions. Les entreprises soumissionnaires se sont par la suite appuyées sur ces exemples pour remplir les leurs. Cette " assistance " sest doublée dun soutien des étudiants pour la rédaction des documents. A posteriori, même si certaines évolutions sont à produire, en particulier dans ladaptation de certaines questions au lot concerné, les fiches ont démontré que les entreprises ayant réussi à les remplir sont bien celles qui détiennent les compétences nécessaires à un bon chantier.
J.M : La seule rubrique qui na pu être exploitée concerne les déchets. Nous avions envisagé au départ une installation de chantier qui tienne compte des quantités de déchets générés par le chantier. Cependant, les fiches ont montré que les entreprises connaissent mal la nature de leurs déchets, et quelles sont incapables de les quantifier.
La procédure a aussi favorisé les négociations lors de lengagement du programme déconomies. Comme les entreprises avaient entrepris une étude approfondie du projet, elles ont naturellement apporté des solutions très adaptées à lobjectif de coût du programme.
La phase pré-opérationnelle montre une forte mobilisation et un gros travail de dépouillement et danalyse de la part des étudiants. Qui peut prendre en charge cette phase sur une opération banalisée? Inversement les entreprises consentiront-elles à un travail supplémentaire pour remplir les fiches alors quelles nont pas la certitude dêtre retenues?
J.M : A partir du moment où la maîtrise douvrage estime que la démarche est génératrice de gains de productivité et de qualité, cest à elle quincombe la prise en charge de cette phase ainsi que sa systématisation sur toutes ses opérations. Cela passe peut-être par linstauration dun contrat type avec la maîtrise d'uvre qui se chargera de lapplication de la méthode. La seconde question appelle une réponse de même nature. Si le maître douvrage systématise la démarche, les entreprises nauront dautre choix que de remplir les fiches. Dautant plus que, dune opération sur lautre, la trame sera très voisine et les fiches moins difficiles à compléter. Il est cependant probable que certaines entreprises ne répondront pas à un appel doffre dans lequel figure un additif.
J.P : Dautant plus que les entreprises qui ne disposent pas dune structure organisée ne répondent déjà pas à un appel doffre lorsque le métré ny figure pas. Doù la nécessité de simplifier les fiches logistiques au maximum. Ceci étant, si la démarche génère du travail supplémentaire pour les entreprises, elle permet tout de suite de dégager des marges bénéficiaires. A lexception dune entreprise, tout le monde a dégagé un résultat économique positif sur une opération qui a subi un programme déconomies de 12%!
Quelle est la valeur ajoutée du planning de travaux mis en place sur cette expérimentation?
J.P : Cest un planning qui inclut des exigences réciproques entre les professionnels, sanctionnées par des pénalités le cas échéant. Il formalise les dates de pré-réceptions, de fourniture des plans, de choix des matériaux, des couleurs, etc. Doù une plus grande responsabilisation des entreprises et une meilleure lisibilité du chantier.
J.M : En introduisant des dates butoirs de livraisons de plans, de choix de matériaux ou de délais de fabrication, ce planning permet non seulement de temporaliser les tâches, mais aussi de les contextualiser : on évolue ainsi vers une notion dactivité. Au travers de cet outil, lexpérimentation a montré quune démarche structurée et formalisée aide les entreprises à sensibiliser le maître douvrage sur les délais nécessaires à une véritable préparation de chantier.
Le circuit des documents constitue un exemple intéressant doutil de gestion de linformation.
J.M : Il se découpe en deux parties. Dans la première partie, lentreprise liste tous les documents qui lui sont nécessaires de la part des autres intervenants pour laccomplissement de ses travaux. A partir de ces documents, lentreprise va définir dans la seconde partie toutes les étapes nécessaires au circuit des plans, depuis leur élaboration, jusquà leur approbation définitive. Chacune de ces étapes étant associée à un délai dexécution. Loutil permet ainsi de réduire de manière importante la perte dinformations. Cest aussi un instrument réactif en raison de la notion de délais qui y est associée. Autre avantage : il amène les entreprises à sinterroger sur leurs propres pratiques et, pour certaines dentre elles, à les formaliser contrairement à lhabitude. Clarifier le cheminement délaboration des plans implique que chacun prenne en compte les autres professionnels qui y sont associés : lorsquune entreprise doit produire une modification sur ses documents, dans le cas dune variante par exemple, il est tout de suite possible didentifier tous les intervenants par qui doivent passer les plans et le temps nécessaire pour chaque étape. Si lentreprise propose un délai plus court, cela signifie quil existe un risque de non-qualité.
J.P : Nos efforts doivent aussi porter sur la compatibilité des supports de données entre professionnels, notamment en matière de documents graphiques. Je ne parle pas déchanges de données informatisées qui ne se justifient pas pour des PME et des opérations de cette taille. En revanche, un support de données commun permettrait sans doute daméliorer encore la circulation des documents.
A travers lexemple des manutentions, on observe que la logistique " matérielle " na pas été traitée sur cette opération. Par exemple les corps détat avaient exprimé le souhait de pouvoir disposer de la grue du gros uvre pour réaliser une partie de leurs manutentions.
J.P : Il nest pas possible de rentabiliser une grue lorsque sa mise à disposition aux corps détat seffectue après la phase de gros uvre. Inversement, effectuer des levages de matériaux pour les corps détat durant le gros uvre implique que des choix techniques adéquats aient été opérés en phase de définition du projet, ce qui nétait pas le cas ici.
J.M : Nous nous sommes donc orientés sur la possibilité de louer un engin de levage. Une première difficulté sest rapidement manifestée : lorsquil a fallu entreprendre lanalyse des coûts générés par la location dun engin mécanique, nous avons observé quaucune entreprise de second uvre nétait à même de quantifier ses temps de manutention. Nous avons donc décidé de chronométrer les temps de manutention manuelle afin détablir par comparaison une projection des gains de temps que procurerait un engin mécanique. En fait, les résultats se sont révélés inexploitables. Cet échec, imputable à une carence méthodologique, montre aussi quil est plus facile de mobiliser les acteurs autour de la logistique administrative, alors que la logistique matérielle suscite un intérêt moindre dans la mesure où elle ne sapplique pas à tous les intervenants et quelle constitue a priori un facteur de coûts supplémentaires.