QUELLE MAÎTRISE DOUVRAGE POUR LAVENIR?
La plupart des REX du programme Chantier 2000 relèvent dinitiatives dentreprises qui, à partir denjeux techniques et organisationnels, se centrent sur une recherche de performance et de qualité. Rarement les maîtres douvrage sont leaders de ces expérimentations, mais leur position dans le processus de commande les placent au centre des initiatives. Confrontée à de nombreuses contraintes et exigences, la maîtrise douvrage est en effet conduite à sinterroger sur sa capacité à initier et soutenir les performances, et à développer de nouvelles pratiques afin de trouver un meilleur compromis sur lensemble coût de conception-réalisation-fonctionnement.
Une transformation du rôle du maître douvrage
Les contraintes économiques et sociales ne prédisposent pas toujours les maîtres douvrage à sinscrire dans des stratégies de rationalisation et de redéploiement de leur activité. Mais lextension des domaines à maîtriser conduit la maîtrise douvrage à intervenir sur des terrains et champs de plus en plus vastes et à faire appel à des organisations et méthodologies sophistiquées, aussi bien pour parvenir à une meilleure maîtrise des conditions délaboration du produit, que pour participer à un contrôle plus efficace du process. Elle doit donc se donner les moyens dune meilleure maîtrise de la commande et étendre ses responsabilités autour :
- dune réflexion plus poussée sur lexpression du besoin et de lusage et sur le type de produit qui peuvent y répondre;
- dune nécessaire implication dans la direction de lopération et dans le bon fonctionnement du process.
Cest lexamen de la place de la maîtrise douvrage et de sa capacité à soutenir une démarche de co-conception du produit et du process qui est au coeur du questionnement de latelier.
Les hypothèses de latelier
Si la redéfinition de la demande est essentielle dans lapproche de latelier, les stratégies doffre et les propositions des autres acteurs lui apportant des réponses, sont également importantes et montrent la nécessité dinstaurer la concourance des interventions dans la filière. Différents thèmes de travail, présents dans les REX, semblent porteurs de ces nouvelles préoccupations. Le premier thème sapplique à loptimisation et à la fiabilisation du rapport conception-réalisation et limplication de la maîtrise douvrage pour soutenir des conditions de constructibilité et loptimisation des choix constructifs. Le second thème porte sur lorganisation dun nouveau type de rapports et dinterventions avec lensemble des partenaires de lopération, et en particulier avec les PME. Un double objectif anime ces tentatives :
- instaurer des coopérations fiables et performantes avec les divers intervenants (accent sur le pilotage et la coordination des corps détat);
- laide à la pérennisation du tissu économique local (enjeux politiques et économiques de la maîtrise douvrage).
Le troisième thème porte sur limplication de la maîtrise douvrage dans les choix techniques et constructifs et les attentes quelle exprime pour soutenir linnovation technique.
La maîtrise douvrage, leadership du projet
Lensemble du groupe de travail a reconnu au maître douvrage le rôle de maîtrise et de direction de lopération. Détenant la force de proposition, il est le premier habilité à exercer une véritable fonction de " chef de projet " dans la chaîne de production du logement et celui dassurer la responsabilité et la régulation de lensemble des interventions. Or, comme le confirment les REX, le maître douvrage nest actuellement que rarement le moteur des innovations. En revanche, il accepte volontiers de porter une innovation et de défendre, en tant que leader de lopération, laction dautres acteurs de la filière sinscrivant dans ce cadre de propositions. Répondant à sa fonction de " chef de projet ", il a la charge dassurer le bon fonctionnement du projet et de se donner les moyens de gérer les nombreuses situations de co-conception qui caractérisent lopération de construction. Mais il évolue dans un système complexe, dans lequel aucune profession na la possibilité de se passer des autres, ni sapproprier un complet monopole dans un champ clos : le maître douvrage ne peut plus répondre seul à la définition des besoins, le maître doeuvre bâtir son projet de façon isolée, ni lentreprise assurer complètement lorganisation de la production. Des ponts sont à établir entre les diverses phases du projet :
- les intervenants amont sont conduits à intégrer les contraintes de laval, aussi bien à partir des exigences de construction, quà partir de celles des gestionnaires et exploitants;
- et les constructeurs, prenant plus largement en compte les impératifs de la demande et de la commande, ainsi que lusage, en particulier du rapport coût-qualité.
Léquilibre ne se réalisera quavec une maîtrise douvrage et une maîtrise doeuvre forte. Il apparaît donc nécessaire de réinterroger cette chaîne dacteurs et dexaminer les nouvelles articulations qui sy tissent.
Les trois paragraphes suivants illustrent des réponses apportées par des acteurs de la filière à la maîtrise douvrage et mettent laccent sur diverses formes de collaborations tentant dinstruire une concourance parmi les participants à lacte de construire. Ces paragraphes résument les interventions au colloque " Innover ensemble " de Josette Sampieri, économiste à AVEC+, de Thierry Pillon, sociologue à luniversité de Paris-Dauphine, et de Sihem Jouini, chercheur au Centre de Recherche en Gestion de l'École Polytechnique.
Une action denrichissement du programme dans une relation maîtrise d'uvre-maîtrise douvrage
La première priorité est de bien comprendre la commande. Outil de dialogue de la maîtrise d'uvre et de la maîtrise douvrage, le cahier des charges sapplique à décrire lenvironnement; le programme rend compte de lexpression des objectifs. Le cabinet de maîtrise d'uvre AVEC+ a donc construit une grille dinterrogation de la maîtrise douvrage. Cette grille peut être informée par lanalyse de documents et par linterrogation du maître douvrage. Elle porte sur quatre points : les populations à loger et ses caractéristiques; la description fonctionnelle du produit souhaité; la description technique et les performances techniques imposées; les objectifs financiers à atteindre. A partir de lanalyse de ce document, AVEC+ restitue au maître douvrage une esquisse accompagnée dune première expression du programme comprenant une description fonctionnelle, un descriptif exigenciel, des premiers ratios sur les objectifs financiers à atteindre, lillustration par une première esquisse. Un programme, qui nest pas un document statique, doit faire évoluer le projet, senrichir et se " durcir " pour atteindre sa phase aboutie en fin dAPS. Ainsi, sur une opération expérimentale réalisée à Martigues, AVEC+ a élaboré plusieurs esquisses qui vont faire évoluer le programme en fonction des contraintes techniques, fonctionnelles et de coûts. Chaque étape donnait lieu à des discussions et à déventuelles modifications, la dernière esquisse, hormis pour des adaptations mineures, figeant le programme. Un outil de synthèse, le cahier de route, a par ailleurs permis de mesurer lors de la période délaboration du projet, ladéquation de la réponse apportée aux objectifs fonctionnels, techniques et financiers. Ladéquation aux objectifs financiers est la plus difficile à analyser : comment simuler le coût du projet et vérifier que lon sinscrit bien dans les objectifs assignés? Pendant toute la phase délaboration de lAPS, une analyse par ratios permet de comparer la volumétrie du projet à celle dopérations similaires dont les coûts sont connus afin de mieux approcher les postes à optimiser. Sur la base de lAPS, un travail doptimisation, mené avec les entreprises, aide à conforter les objectifs financiers (plans au 1/100ème). La dernière étape visait à organiser la remontée du savoir-faire des entreprises en situation de concurrence en amont du projet. A travers ce dialogue avec les entrepreneurs, il sagissait dintégrer dès lamont les contraintes de réalisation et de mener un travail doptimisation. Les entreprises retenues comme candidates, dans le cadre dun appel doffres restreint, ont été associées à la mise au point du projet et à la confirmation du coût de réalisation. Le travail doptimisation, opéré jusquà la mise au point de lAPD a ensuite fait lobjet dun appel doffres; il a permis dobtenir des améliorations sur les détails dinfrastructures, la VMC qui a été inversée, etc. Les résultats de lappel doffre ont confirmé le respect des objectifs financiers du maître douvrage.
Un indispensable dialogue architecte-entreprise pour fiabiliser les choix de la maîtrise douvrage
Cest la principale leçon dune REX de 60 logements située à Reims dont lobjectif était dassocier une conception de production à la conception architecturale, et de trouver une articulation entre les trois phases habituellement dissociées dun projet : programmation, conception, réalisation. Il sagissait de mettre en uvre une méthodologie de conception permettant, à chaque stade de lélaboration du projet architectural, de prendre en compte le point de vue du constructeur dans une quadruple perspective : obtenir pour le projet une constructibilité optimale (réduction de lécart entre conception et réalisation); permettre une efficacité maximale des modes opératoires ainsi quune meilleure performance technique dans le cadre dun pilotage en entreprise générale; aider à une appréhension de la réalisation par les acteurs de chantier (conducteur de travaux); assurer une meilleure qualité de louvrage fini. Cette REX sefforce donc de rendre communes des démarches qui, généralement, sont dissociées, de rendre interactifs des acteurs et des logiques indépendantes, et enfin de proposer un modèle itératif du projet tel que le chantier apporte un éclairage effectif sur la phase de conception architecturale.
Ce chantier se caractérise par un parti constructif alliant une ossature acier à un système de prédalles. Ainsi, larchitecte et lentreprise de maçonnerie ont du sadapter à un système constructif (lacier) quils ne connaissaient pas et quil a en outre fallu concilier avec des exigences de performances acoustiques élevées de la part du maître douvrage. Compte tenu de lobjet de la REX, il pouvait sembler logique dassocier des acteurs dont les habitudes ne convergent pas a priori autour des mêmes exigences techniques, et dont les savoir-faire peuvent se contredire. De fait, en raison du parti technique, les critères de choix habituels dans le déroulement dun projet se sont modifiés. Les incidences de chantier et de mise en uvre sont devenues plus importantes, et la nécessité dune concertation en amont du maître douvrage, de larchitecte et de lentreprise sest trouvée elle-même renforcée. La REX exigeait donc un véritable dialogue itératif, dans le cadre dun processus de conception dont la réussite repose précisément sur la qualité de ce dialogue : si le succès du projet tient à la rencontre entre des savoir-faire portés par les différents intervenants, il tient aussi, et avant tout, au rôle danimateur que le maître douvrage peut et doit jouer. Par ailleurs, le dialogue entre les différents acteurs concerne, non seulement la maîtrise des grands choix techniques, mais aussi ceux de " détails " de réalisation, ayant des incidences sur le déroulement du chantier. Cest dans la résolution de ces " détails " dexécution que la forme, lusage du bâtiment et la productivité de chantier seront affectés positivement ou négativement.
Les gains de productivité et loptimisation du processus découlent donc de la qualité du dialogue entre architecte et entreprise, mais aussi de linstauration dune relation forte entre eux afin de fiabiliser les choix. Larchitecte et lentreprise sont en effet les deux acteurs centraux de la démarche de constructibilité, tous deux participant à une même dynamique de conception : conception spatiale et technique pour lun et conception de production pour lautre. Cest ainsi que la conception ne doit pas se découper, mais sappréhender comme un processus continu, dynamique et intégrant lensemble des questions de réalisation, quelle que soit leur ampleur. Mais léchange entre architecte et entreprise ne peut être spontané : il doit être instauré, organisé et soutenu par le maître douvrage. Ce dernier doit apparaître comme celui qui impulse et anime la démarche dans le temps. Dans le cas contraire, la productivité du chantier sen trouve amoindrie par des adaptations permanentes, des compromis affectant la rationalité densemble du processus qui agit alors parfois en contradiction avec les options initiales, en matière dusage par exemple. Ainsi, la mise en place dune véritable concourance autour des principes constructifs, en vue doptimiser le processus de construction et de " gagner " en qualité, dépend de la volonté et de la capacité du maître douvrage à organiser le plus tôt possible des passages, des étapes au cours desquelles, entre larchitecte et lentreprise, la fiabilisation des choix est recherchée et les décisions arrêtées; ceci vaut pour le parti technique, mais aussi pour les choix constructifs dits de " second ordre ".
Lexploration dune stratégie dinnovation produit-bâtiment
Une stratégie dinnovation pourrait sarticuler autour de deux axes : le premier portant sur le produit-bâtiment, à savoir louvrage fini (ses fonctionnalités, les activités quil permet, les équipements quil peut accueillir, etc.) et le second portant sur la technique et relevant davantage du procédé de réalisation (système constructif, matériaux, etc.). Ces deux axes ne sont pas exclusifs; ils se rejoignent et sarticulent dans une stratégie dinnovation produit/process.
Trois sortes denjeux émergent dune innovation portant sur le produit. Le premier enjeu est ladaptation des produits à lévolution des modes de vie et des besoins non satisfaits par les produits existants. Lenjeu est donc de répondre à lobsolescence constatée de certains produits par leur renouvellement. Le second enjeu consiste à cibler des attentes spécifiques et satisfaire des besoins précis de manière beaucoup plus satisfaisante que ne le ferait un produit moyen ou banalisé. Cette innovation-produit sattaque à des niches (par exemple les familles monoparentales, les personnes seules, etc). Le troisième enjeu, cest anticiper des modes de vie, créer des besoins en introduisant sur le marché des produits qui ne correspondent pas aujourdhui à une demande clairement exprimée. Un des moyens de mener ces stratégies dinnovation-produit consiste en la révision du périmètre du produit, en y intégrant de nouvelles fonctions remplies jusque là par des prestations annexes.
Lexploration de la valeur pour le client constitue un levier important et une variable daction qui contribue au développement de linnovation-produit. Certains acteurs du Bâtiment ont ainsi utilisé des démarches danalyse de la valeur. On peut décomposer la notion de valeur en trois rubriques : la valeur dusage, la valeur déchange ou patrimoniale, la valeur destime ou symbolique. Explorer la valeur revient à examiner ces trois composantes et les arbitrages à réaliser.
Explorer la valeur peut ainsi se faire en examinant les possibilités de réduction de coût, pris dans son sens global, ou les possibilités daccroître les performances à travers les trois composantes de la valeur : usage, patrimoniale et symbolique.
Nous aboutissons ainsi à une grille qui pourrait constituer un outil dexploration et dinvestigation pour une stratégie dinnovation produit-bâtiment. Cet outil peut être utilisé, par le maître douvrage par exemple, ou par tout autre acteur. Le maître douvrage, quant à lui, peut sen servir comme outil de dialogue entre les services gestionnaires, les services de développement, les services techniques dentretien, etc. Il peut aussi être utilisé en externe entre les différents acteurs de lopération, sachant que le maître douvrage ne détient pas le monopole de lexploration de la valeur pour le client final qui est laffaire de tous les acteurs du projet.
Lapplication de cette grille sur des projets montre que les maîtres douvrage sociaux focalisent leur exploration de la valeur dun bâtiment sur la première dimension : la réduction des coûts. Elle met aussi en évidence des lacunes et des voies possibles damélioration vers dautres dimensions, vers des stratégies doffre, que les différents acteurs de la filière adopteraient pour aller au devant de la demande.
Quelques pistes de réflexion à mi-parcours de latelier
Les analyses du groupe de travail ont montré que la maîtrise douvrage avait tout intérêt à initier et développer des démarches de co-conception où elle simpliquerait plus directement. Presque toutes les REX confirment que cette implication doit se déployer dans deux directions :
- la maîtrise du produit à partir dun nouvel examen de lusage, de ses fonctionnalités, des coûts dentretien et de maintenance mais aussi de lopportunité de lopération, sur le plan économique et social et appréciée dun point de vue plus stratégique de léquilibre du parc.
- la maîtrise du process : elle se traduit par une prise de responsabilité et une implication de la maîtrise douvrage dans la validation et le management de lopération, ainsi que par des tentatives pour mieux gérer les nombreuses situations de co-conception, aux diverses étapes du projet.
Dans les faits, la maîtrise douvrage est loin de pouvoir agir également sur tous les fronts et davoir les moyens dorganiser la nécessaire dialectique entre lexpression du programme, de lusage autour de la conception du produit et la maîtrise du déroulement du process. Cette pratique habituelle de lindustrie est encore très timide dans le secteur de la construction.
Si lon observe effectivement des intentions novatrices, ainsi quune réelle volonté dinstaurer de nouveaux rapports entre les divers participants à lacte de construire, les résultats restent limités et dépendent très largement des enjeux, des situations locales et des compétences disponibles. De nombreux donneurs dordre se satisfont des conditions de marché et de concurrence qui leur sont particulièrement favorables. Les mutations les plus notables concernent des réformes structurelles initiées par les organismes qui se sont réinterrogés sur leur fonctionnement interne, en particulier autour dune remise en cause de la relation client à fournisseur entre services gestionnaires et services constructeurs. Dans ce cadre, certains dentre-eux se sont donné les moyens de cette maîtrise (comités stratégiques de validation et de pilotage, instrumentation et outils).
Vitale dans le contexte incertain des contraintes économiques et sociales, la maîtrise du produit ne fait lobjet que damorces de réflexions sur lopportunité des opérations et leurs modes de financement. Les enquêtes sur lusage des logements et son évolutivité en fonction des modes de vie, sont beaucoup plus rares et les stratégies doffre autour de produits proposant de nouvelles fonctionnalités sont souvent absentes. Dans certains cas, on assiste même à un certain repli des organismes HLM vers une gestion privilégiant lentretien du parc à son développement.
Enrichir le produit, cest participer à lorganisation dun processus moins vertical de la commande qui permette, à partir dune réflexion sur lusage, de mobiliser les apports et propositions des divers services internes, mais aussi des partenaires de lopération au cours de toutes les étapes du projet. Cest bien la condition pour initier des choix techniques et économiques innovants. Le réexamen des fonctions dusage autour dune approche des fonctionnalités (thermique, acoustique...) est une voie de progrès pour instaurer cette dynamique entre les divers partenaires.
Pour conclure, les voies de progrès qui se dégagent consistent à :
- réexaminer la notion dusage autour dune approche des diverses fonctionnalités afin de privilégier des innovations techniques et des collaborations avec les différents partenaires;
- enrichir le programme en instaurant des moyens de dialogue avec le maître douvrage;
- enrichir le projet de construction en optimisant les choix et en fiabilisant les conditions de constructibilité;
- organiser des modes déchange et de coopération fiables avec les divers partenaires, et en particulier les entreprises.
Un certain nombre de questions restent posées : les préoccupations de la maîtrise douvrage croisent-elles loffre des autres acteurs de la profession? Construire ensemble et organiser la concourance sont-ils des enjeux de la maîtrise douvrage dans le contexte économique actuel? Est-ce compatible avec ses enjeux immédiats. Accepte-t-elle de les dépasser pour jouer sur le long terme? Quels moyens se donne-t-elle pour organiser cette concourance, et quelle est sa capacité de maîtrise et de suivi de la commande?