L’INGENIERIE CONCOURANTE DANS LE BATIMENT

1995 : dans le but d’examiner les pratiques de gestion des projets dans le bâtiment, un Groupe de REflexion sur le MAnagement de Projet (GREMAP), associant professionnels et chercheurs, s’est constitué. Origine de la démarche : l’intérêt porté par certains professionnels du Bâtiment aux pratiques de gestion des projets qui émergent dans divers secteurs industriels et l’enjeu du rapprochement entre les acteurs et les métiers dans la construction.

Dans l’industrie, comme dans le Bâtiment où la notion de projet est ancienne, différents modes d’organisation et de pilotage des projets cohabitent. Pourtant, depuis plusieurs années, on constate des transformations profondes dans la manière de gérer les projets industriels. Les années 70 et 80 ont en particulier amené à déployer des stratégies de variété et d’innovation destinées à relancer la demande dans un marché saturé : renouvellement des marchés, diversification, élargissement des gammes de produits... La performance en matière de projet est alors devenue une condition nécessaire pour mettre en oeuvre cette nouvelle stratégie.

DU MIEUX PRODUIRE AU MIEUX CONCEVOIR

Six principes généraux

Ces nouvelles pratiques d’ingénierie dites " concourantes " se caractérisent par un renforcement du rôle de chef de projet défini par une responsabilité de résultat global et disposant d’une autonomie réelle de moyens et de méthodes. Second point : la prise en compte des singularités du projet comme moyen d’agir sur son coût, par opposition à l’application de solutions standards. Troisième point : la recherche de compromis multicritères et non plus la juxtaposition d’optimums locaux. Quatrième point : l’adoption d’une démarche d’anticipation (fonctionnalités clients, choix techniques du produit et du process, modalités de commercialisation, ...) et de focalisation progressive du projet. Il s’agit d’éviter de traiter en amont, jusque dans le détail, certains aspects du projet avant même que les problèmes et les contraintes des acteurs aval ne soient évoqués. Cinquième point : l’explicitation et la prise en compte de l’incertitude inhérente à toute démarche de conception. Dernier point : l’ouverture du projet à tous les acteurs qui détiennent les clés de la réussite du nouveau produit, qu’ils fassent partie du système client ou du réseau des fournisseurs.

Concourance et acteur-projet

Les projets de bâtiments intégrent cinq dimensions principales, fortement interdépendantes : le foncier, l’usage, l’objet bâtiment, le procédé d’exécution et le financement. Tout d’abord un constat : l'efficacité de ces projets tient autant à la qualité des explorations des différents acteurs sur ces cinq axes qu’à leurs ajustements et leur intégration au sein du projet.

Second constat : les projets de bâtiments étudiés par le GREMAP révèlent, de manière générale, l’absence d’un rôle de chef de projet unique, alors qu’on pourrait penser que cette fonction ( l’acteur-projet) est déterminante. Ce constat ne signifie pas pour autant qu’il y aurait absence d’une capacité de coopération et d’intégration des différents points de vue impliqués. Certaines opérations montrent ainsi l’existence d’équipes disposant d’une autonomie réelle au niveau de chaque intervention : MOA, MOE, entreprise, etc... En corollaire, la coordination des différentes composantes, l’explicitation et la résolution des conflits entre les différentes logiques sont prises en charge de manière variée en fonction de la situation, de la disponibilité et de la compétence des acteurs. Inversement, l’absence de ce fonctionnement collectif dans la durée s’est souvent accompagnée de défaillances majeures.

La singularité du projet

Troisième constat : on oppose souvent le caractère de " prototype " des productions du bâtiment à la répétitivité de la production industrielle. Cette opposition doit être nuancée pour deux raisons : de nombreux secteurs industriels s’inscrivent aujourd’hui dans une problématique de variété et de renouvellement rapide : le " prototype " devient la norme industrielle ! En revanche, la singularité apparente des opérations de bâtiment cohabite souvent avec une forte standardisation des réponses apportées par le choix des procédés techniques ou par l’effet des normes à respecter. La capacité à singulariser le projet - qui est un effet majeur attendu d’une gestion par projet - est liée à plusieurs facteurs : l’instrumentation de l’expression des besoins dans la phase d’élaboration du programme; la capacité d’autonomie et d’arbitrage du collectif projet, en particulier de sa composante maître d’ouvrage.

Anticipation et compromis

Autre constat : les opérations analysées ont confirmé l’efficacité d’une coopération précoce entre les différentes compétences, en particulier au niveau de la phase de conception du projet et de préparation des travaux. Une condition indispensable à cette anticipation : la remise en cause de l’enchaînement séquentiel des missions et du cloisonnement entre les acteurs. Par ailleurs, ces opérations ont souvent intégré dans le processus de conception tous les acteurs détenant une compétence d’exploration ou d’anticipation des différentes dimensions du projet, au-delà de leur champ d’intervention habituel. Enfin, l’anticipation et la recherche d’un compromis entre les différentes dimensions requièrent non seulement l’implication des différents acteurs en amont mais aussi la capacité d’explicitation, de simulation et de croisement de tous les partis en présence.

Freins et libertés dans les marchés

Les opérations analysées par le GREMAP se sont toutes développées dans le cadre de marchés forfaitaires régulés par des contrats qui précisent les coûts, les délais, les prestations à réaliser et les résultats à atteindre. Cependant, autour de ce schéma, on rencontre des situations très variées qui laissent des degrés de liberté à la coopération concourante.

Néanmoins, le cadre général des marchés présente des limites importantes pour réguler les situations de conception. Alors que la conception est un processus associant la formulation de l’objectif à la définition de la réponse, le marché-type, au forfait, renforce la coupure entre la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’oeuvre. Second point : la décomposition du projet en lots, semblables à des boîtes noires, entrave la recherche de compromis et de compensations entre les différentes composantes des projets. Enfin, la constitution des connaissances nécessaires à la conception est difficilement valorisable.

Stratégie d’offre et capitalisation de l’expérience

Les démarches d'ingénierie concourante dans l'industrie s'inscrivent dans des stratégies concurrentielles, associant une offre variée et innovante et des processus d'exploration et de capitalisation sur des concepts produits et des technologies clés.

Le secteur du Bâtiment semble être au contraire largement dominé par une logique de réponse aux demandes formulées. Lorsque celles-ci s'expriment dans des termes qui ne permettent pas d'entrevoir de solutions, le secteur est alors confronté à une crise, faute de pouvoir proposer une offre qui relancerait la dynamique. L'opération portant sur la construction d'une chaîne d'hôtels constitue en ce sens une exception : elle illustre typiquement une stratégie d'offre face à un cahier des charges, au départ, perçu comme impossible.

De telles stratégies sont indissociables des politiques de capitalisation et d'exploration poussées, tant sur les besoins potentiels que sur les technologies envisageables pour le futur bâtiment. A noter la faiblesse des démarches d’évaluation du projet a posteriori. Elle nuit à la capitalisation des connaissances qui supposerait, au démarage de la démarche, de disposer d’un référentiel d’objectifs bien explicité permettant ensuite de mesurer les écarts, d’analyser les causes par retour d’expérience et de justifier des focalisations et coopérations sur des axes de progrès.

Des perspectives

Les résultats de cette première phase ont suscité un intérêt pour une poursuite de la recherche, permettant de tester sur quelques cas l’opérationnalité des voies de progrès énoncées. Certaines des opérations étudiées présentent des formes de gestion de projet très proches des démarches innovantes observées dans divers secteurs industriels. A contrario, d’autres ont été menées de manière très séquentielle, sans intégration forte des différentes dimensions du projet.

Ce constat de grande diversité révèle les limites d’un discours sur "l’identité" indépassable du secteur : l’ensemble des possibles est ouvert. Le problème réside plutôt dans la capacité du secteur à traduire certains cas exemplaires en une dynamique de progrès largement partagée. Deux axes de réflexions semblent porteurs pour une étude plus approfondie : l'instrumentation de l'évaluation et la stratégie d’offre produit-process des entreprises de Bâtiment.

La recherche a été guidée par trois questions :

- comment se situent les modes de gestion des projets dans le secteur du Bâtiment par rapport à ces nouveaux modèles qui s’affirment ?

- existe-t-il un enjeu à faire évoluer les pratiques existantes ?

- si oui, quels sont les axes d’améliorations ?

Le GREMAP visait à assurer la première phase d’exploration de ces questions. Ce groupe de travail s’est réuni mensuellement, chaque séance donnant lieu à un compte-rendu validé par les participants. Le groupe s’est constitué sur la base de membres permanents : représentants des entreprises impliquées dans la recherche; Plan Construction et Architecture; Centre de Recherche en Gestion de l’Ecole Polytechnique (Sihem Jouini et Christophe Midler). Un comité de pilotage, comprenant un représentant du PCA, deux mandataires du groupe des entreprises et les chercheurs, a organisé et animé ces séances. Par ailleurs, des professionnels extérieurs au groupe (maîtres d’ouvrage, maîtres d’oeuvre, industriels de composants...) ont été invités à chaque session afin d’enrichir la réflexion sur le sujet traité.

La méthode, correspondant à l’ambition exploratoire de cette première phase de la recherche, a porté sur l'analyse d'opérations de bâtiments et sur le traitement de thèmes attenant à la problématique de gestion des projets tels que les enjeux de l'évolution des modes de gestion des projets dans le Bâtiment, les instrumentations qu’utilisent les différents acteurs intervenants dans le processus du projet (maître d’ouvrage, architecte et entreprises), la gestion de l’innovation dans les projets de bâtiments et la gestion des modifications du projet. Cette méthode n'a pas consisté à rechercher un repérage exhaustif et homogène de la réalité du secteur mais à explorer le spectre des possibles tant sur les problèmes rencontrés que les pistes de solutions.

La recherche s’est appuyée sur l’analyse de la conception et de la réalisation d’une chaîne d’hôtels; d’une opération de logement social de petite taille; d’un centre de formation; d’une opération d’établissements pénitentiaires et d’une école d’ingénieurs.