ENTRETIEN AVEC MARIE-FRANCE GUEYFFIER ET CLEMENT COHEN
Marie-France GUEYFFIER (EMSIS) et Clément COHEN (Act Consultants) ont mené létude sur les petites entreprises et linnovation. Ils estiment que si le marché ne permet pas à lensemble des petites entreprises - mais seulement à une minorité active - de sinscrire dans une véritable stratégie doffre technique, il conditionne tout de même leur attitude face à linnovation.
" Le marché structure le comportement des entreprises "
C2000 : Comment se diffuse linnovation chez les artisans?
Clément COHEN : Elle se diffuse de la même manière que dans le reste du secteur : elle est lente, sélective et procède par incrémentation. A partir du moment où un nouveau produit pénètre le marché, il lui faut un certain temps pour atteindre la totalité des petites entreprises. Un autre point : lentreprise adopte souvent un produit lorsquelle la déjà vu mis en oeuvre ailleurs : sur un chantier, chez un fournisseur... Elle incorpore linnovation par empirisme. Un critère important : la sélectivité. Certains produits ne " passent " pas chez les artisans, soit pour des raisons économiques, commerciales ou tout simplement parce quils sont en opposition avec leur éthique ou leur recherche de qualité.
Marie-France GUEYFFIER : La notion dempirisme est très importante. Un exemple : lorsquon interroge les artisans sur les innovations, leur première réponse est " il ny en a pas ou peu ". Les produits quils citent sont parfois déjà largement diffusés (plaques de plâtre, colles, peintures à séchage rapide...). Cest donc par assimilation progressive quils procèdent. Par contre, ils agissent très lucidement dans leurs critères de sélection. Ils adoptent des produits qui leur conviennent et qui ne nécessitent pas de forte adaptation de leur part. Ils nen nont ni le temps ni les moyens. Un argument fort à lintroduction dun nouveau produit ou dun nouvel outil : la recherche de qualité qui occulte sans doute lintérêt pour des produits qui augmentent la productivité. Cest un filtre très serré, mais linnovation passe, y compris chez ceux qui travaillent seuls.
C.C : Un facteur extérieur peut jouer : lobligation faite, par un maître douvrage, un architecte ou une grande entreprise, dutiliser un produit spécifique. Cest un des leviers daccélération possible. Géographiquement, plus les artisans sont proches de ces pôles daccélération, plus la diffusion de linnovation est rapide. Un facteur pénalisant : beaucoup de petites entreprises naissent et meurent dans les deux ans qui suivent leur création. Dans ce laps de temps, leur priorité est de survivre. Linnovation ne peut donc sy diffuser.
Linnovation peut se définir ainsi : ce qui procède dune meilleure connaissance du besoin de lutilisateur final et dune réflexion sur la réponse technique à apporter à ce besoin. De ce point de vue, lartisanat participe-t-il à cette connaissance du besoin?
MF.G : Je pense que les artisans détiennent un réel avantage : le contact direct avec le client particulier. Ils sont très en phase avec lui et peuvent répondre à ses besoins - ou faire évoluer la demande - par une offre technique relativement large. Cest plus compliqué lorsque lartisan travaille sur plusieurs types de marchés. Il doit faire face à une demande multiple plus difficile à gérer.
C.C : Je ne suis pas certain que le contact avec les particuliers participe dune meilleure connaissance du besoin. La clientèle particulière leur demande dêtre polyvalents plutôt que les pourvoyeurs dune véritable offre technique. Nous sommes dans une configuration très directive de la part du client qui attend plutôt un bon " metteur en uvre ".
Est-ce différent sur des créneaux très spécialisés?
C.C : Pas nécessairement. Un exemple : celui de la tuile-ciment qui est un produit demandé en raison de son faible coût. Je connais des charpentiers-couvreurs qui refusent de lutiliser parce quil suffit de lagrafer. Ca ne correspond pas à leur éthique de travail. Malgré le marché potentiel, ils ne veulent pas répondre au besoin tel quil sexprime. Linnovation, telle que vous lavez évoquée, correspond à des entreprises qui sinscrivent dans une stratégie doffre. Or, sauf exception, les artisans répondent au marché, ils ne sont pas des " offreurs ". La petite entreprise ne se situe pas dans une logique danticipation très forte. Elle se positionne plutôt suivant une logique dextrapolation du passé. Elle peut difficilement être un facteur de révélation des besoins par anticipation, ni un support pour les équipementiers et les fournisseurs de matériaux qui ont besoin de cette logique anticipante pour innover. Un autre point : lorsquun artisan initie lui-même une innovation, il connaît dénormes difficultés pour trouver des financements permettant de la développer. Pourquoi? Parce que les soutiens financiers sappliquent à des entreprises très structurées, maîtrisant bien leur marché. De ce point de vue, je pense que le marché nest pas suffisant pour permettre le développement dune innovation portée par un artisan.
MF.G : Une remarque : si les petites entreprises ne détiennent pas de capacité danticipation, cest parce que cest structurellement impossible. Elles sinscrivent dans des actions à court terme - surtout dans la conjoncture actuelle - qui empêchent lanticipation. Par contre, lorsque lartisan se développe et séloigne de son métier de base, il appréhende mieux la connaissance des besoins. Sa clientèle se diversifie, il a affaire aux prescripteurs en même temps que son offre technique saccroît. Il devient donc plus perméable à linnovation. Plus généralement, cela démontre que cest le marché qui structure le comportement des entreprises. Elles ont en effet à faire face à un marché difficile, multi-forme, concurrentiel, auquel elles tentent de sadapter, éventuellement en recourant à de nouvelles techniques qui vont améliorer leur productivité. En ce sens, elles participent aussi à linnovation, mais pas nécessairement selon une définition telle que vous lavez fixée précédemment.
Quels sont les rapports des artisans avec les fournisseurs? Est-ce quils sont source de progrès vis-à-vis des fournisseurs en matière de produits?
MF.G : Dabord, une mise au point préalable : négociants et industriels sont, pour les artisans interrogés, regroupés indifféremment sous le vocable de " fournisseur ". Ce dernier est, sur le plan technique, linterlocuteur privilégié de lartisan. Il nest dailleurs pas rare que lartisan fasse appel à lui pour des problèmes débordant la mise à disposition physique du produit. Ainsi, le fournisseur est souvent sollicité sur des problèmes de mise en oeuvre, de réglementation, parfois même dassurance. Par ailleurs, les représentants des fournisseurs se déplacent sur les chantiers pour donner des conseils en situation. Un point qui va à lencontre des idées reçues : les patrons des petites entreprises (en Île-de-France) ne semblent pas se plaindre des services rendus par les fournisseurs. Ils sont généralement " servis " en temps et en heure, que ce soit au magasin, dans lentreprise, ou sur le chantier. Une conséquence de cette relation privilégiée : lartisan ne passe pas par une mise en concurrence régulière de différents fournisseurs. Loptimisation de ses coûts reste un facteur secondaire par rapport au service quil obtient de son fournisseur attitré.
C.C : Un autre facteur : le fournisseur pratique souvent des paiement différés à trente, soixante ou quatre vingt dix jours. Par rapport aux banques qui semblent plus rigides, cest un service considérable. Sur la seconde question, jaurais tendance à répondre par laffirmative, mais sur des fonctions très précises. Lassemblage ou le cloutage dans le secteur de la charpente me semblent très représentatifs. Ces produits, qui ne sont mis en uvre ni par les grandes entreprises, ni par les particuliers évoluent par adaptations que seuls les artisans sont susceptibles de générer. Sur ces créneaux très précis de produits à valeur ajoutée, il pourrait effectivement se produire une remontée vers lamont. Par contre, il nest pas évident que les fournisseurs eux-mêmes pratiquent une politique systématique de remontée de linformation, depuis les artisans. Cela pose aussi tout le problème de la circulation de linformation dans la diffusion de linnovation.