TECHNIQUES ET CHANTIERS

En abordant le thème de l’innovation, l’atelier " techniques et chantiers " s’était donné une triple perspective : analyser le sens de l’innovation face aux caractéristiques du Bâtiment ; observer sa traduction sur le chantier qui permettra de juger de la qualité et de la pertinence de l’innovation ; dégager les modalités de réinvestissement de l’innovation à partir du chantier, et les pistes pour l’avenir.

L’examen des neuf situations étudiées par l’atelier met en évidence trois catégories principales d’innovations : l’amélioration ou la création de matériels de chantier ; la définition et la mise en oeuvre de composants de construction ; les systèmes ou partis constructifs. Ces catégories correspondent aussi aux trois directions du process, des produits, et du rapprochement de l’offre et de la demande. En fait, chaque innovation tend dans ces trois directions qui décideront de son devenir : performances techniques, qualité d’intégration dans le process de mise en oeuvre et adaptation à un marché et des besoins.

De multiples raisons pour innover

Les motivations des acteurs porteurs des innovations sont d’une large diversité. Ces motivations peuvent relever d’un projet technique, centré sur l’amélioration des performances intrinsèques des produits. La notion de performance apparaît dans ce cas centrale, mais aussi extrêmement variée et multiforme et renvoie à la valeur d’usage créée par l’innovation.

Le second axe concerne les interactions de la technique et de la mise en oeuvre. L’analyse des situations étudiées met en évidence deux grandes approches opérationnelles. L’une s’appuie sur les organisations existantes afin de négocier l’intégration de l’innovation. L’autre cherche plutôt à susciter une rupture vis-à-vis des méthodes et des cultures d’organisation traditionnelles.

Un troisième axe concerne le progrès dans l’organisation. Cet axe procède d’une vision globale de la production et non pas uniquement de progrès isolés concernant telle ou telle tâche ou intervention. Il s’agit de faire évoluer le jeu traditionnel des relations entre l’entreprise générale et les sous-traitants. En particulier, la transformation d’une position d’exécutant en une position de partenaire apparaît comme un enjeu fondamental de performance globale et de réussite de l’innovation.

Un quatrième axe, ergonomique, concerne en particulier l’amélioration des conditions de travail, très développé dans une majorité des situations étudiées en termes de sécurité et de diminution de la pénibilité. Un cinquième axe vise la propreté des chantiers et la prise en compte de l’environnement dans une logique de développement durable, de respect ou anticipation d’évolutions réglementaires, d’amélioration des conditions de travail sur le chantier et de meilleure qualité de la mise en oeuvre.

La dernière motivation relève de l’adaptation de l’innovation au marché. Les objectifs peuvent être multiples : réponse à des marchés ciblés ; constitution de références pour les concepteurs et maîtres d’ouvrages ; réponse aux contraintes actuelles des marchés (taille plus réduite, réhabilitation, pression des contraintes de délai).

Des difficultés pour évaluer

La dimension économique de l’innovation se manifeste à travers des objectifs de rentabilité et de réduction des coûts. Il s’en suit que l’évaluation des coûts associés aux expérimentations est essentielle, en tant qu’élément d’appréciation des démarches innovantes. Or, celle-ci s’avère délicate à de multiples égards : difficulté de se référer à une performance économique globale et objective; disparité et spécificité des " positions " des différents acteurs et des impacts économiques de l’innovation sur leurs situations respectives; incidence des relations de dépendance économique en terme d’affectation et de répartition des coûts et des gains liés aux innovations; " singularité " des chantiers d’expérimentation; intégration de l’innovation dans une opération dont elle ne représente en termes économiques qu’une partie d’importance très variable; confidentialité des données relatives aux prix de revient... et aux marges des acteurs; difficultés à prendre en compte les coûts indirects dont ceux associés aux conditions de travail ou à la santé.

Les innovations en chantiers

L’innovation sur le chantier se structure autour de deux idées forces. D’abord, l’équilibre entre les contraintes liées à l’objet et au contenu propres de l’innovation, au process d’ensemble de réalisation de l’opération support et de déroulement du chantier, et à la " cible " marché : usage, parti architectural, prix plafonds... Ensuite, la qualité des scénarios d’acteurs en action. Si l’innovation implique beaucoup d’acteurs et à plusieurs moments du chantier, ceux-ci le sont à des titres et à des degrés divers ; d’autres sont exclus.

Mais par contre, la réussite de l’innovation repose sur l’efficacité des relations entre ceux qui se sont le plus impliqués dans sa mise en oeuvre, et ceux qui doivent lui être réceptifs. Les bilans pointent le caractère partiel des résultats obtenus, notamment lorsque ceux-ci ont été définis en amont - et a fortiori en dehors - du chantier. Ceci renforce l’exigence de capitalisation des enseignements.

L’analyse des innovations étudiées a mis en évidence la rupture entre les phases de conception des innovations et l’expérimentation sur le chantier. Il s’en suit que les propriétés et les performances de l’innovation se révèlent, pour une part importante, en cours d’expérimentation, et sans véritable anticipation. De fait le chantier apparaît aussi comme le lieu de révélation des problèmes, dont certains seront résolus empiriquement, ou ne le seront pas, au cours de l’expérimentation. Qu’il s’agisse des conditions de sécurité, des incidences de la mise en oeuvre de l’innovation sur les autres tâches, de la mesure des performances, il a fréquemment été constaté que les questions ont, pour beaucoup d’entre elles, été traitées dans la dynamique du chantier, et sans préparation anticipée et méthodique.

Le rôle des équipes de chantier, dans l’ensemble des situations analysées, a été significatif, voire déterminant. Par exemple, dans certains cas, les compagnons ont été réservés face à l’introduction d’innovations qui remettent en cause les savoirs acquis au cours de leurs propres apprentissages. Certaines innovations n’ont sans doute pas exprimé tout leur potentiel parce que les compagnons ont eu tendance à se replier sur leurs savoirs, à chaque fois que cela était possible, et sur des modes opératoires plus traditionnels incompatibles avec le développement de l’innovation.

D’autre part, le constat a été effectué à plusieurs reprises que la formation était un facteur important d’adaptation aux changements de modes opératoires et de nouveaux matériels occasionnés par l’innovation et que, de surcroît, elle constituait un vecteur d’adhésion aux démarches innovantes engagées.

Quelques pistes pour l’avenir

Quels que soient les objectifs de l’innovation, les modalités de son transfert apparaissent aussi empiriques et dépendantes des possibilités de nouvelles expérimentations. Cette situation reflète à la fois la nécessité de valider et de conforter les résultats obtenus dans une opération qui, par beaucoup d’aspects, reste pour les acteurs singulière - en particulier lorsqu’il s’agit d’une première expérimentation et le caractère imparfait de l’anticipation inhérent à l’activité de construction. Elle est aussi très conditionnée par l’évaluation des coûts associés aux expérimentations innovantes et de leur impact sur leurs opérations supports. Or, rares sont les cas où les coûts ont été annoncés, l’incidence sur l’ensemble du projet restant mal connue et a fortiori, les coûts indirects associés aux conditions de travail, à la santé, ou à la prise en compte de l’environnement.

La conduite de l’innovation suppose une méthodologie. Par exemple, développer l’analyse fonctionnelle qui suppose l’anticipation et la formalisation des fonctions remplies par l’innovation et des coûts prévisionnels correspondants. Ou bien, réfléchir en amont à l’adaptation de l’innovation au marché. Si l’adaptation au marché, notamment autour de la constitution de références, a constitué un des axes principaux de l’innovation, plusieurs des expérimentations ont mis en évidence, a contrario, son décalage vis-à-vis des marchés. Ou encore, monter des tours de table. Les travaux de l’atelier ont confirmé le caractère essentiel de la composition du tour de table réuni pour conduire et gérer l’innovation.

La mise au point d’un cahier des charges du projet d’innovation technique apparaît également fondamentale. Il s’agit des points clefs à examiner : identification, faisabilité, partenariats, validation, diffusion, etc. Ce cahier des charges, défini contractuellement lors de la conception de l’innovation, devra être étendu avec suffisamment d’anticipation aux acteurs de la réalisation afin d’être opérationnel et garantir la continuité entre les phases de conception et d’expérimentation.

La formation est aussi indispensable pour des innovations introduisant des procédés de mise en oeuvre en rupture avec les méthodes traditionnelles. Parallèlement, l’analyse de l’exécution des tâches par les compagnons, et de leur organisation par l’encadrement du chantier, constituent une base essentielle de réflexion et d’amélioration de l’innovation technique.

Créer des pôles d’innovation

L’innovateur, qu’il soit un individu isolé ou qu’il appartienne à une structure, ne peut passer directement de son idée première à l’application sur le chantier. L’innovation dont il est porteur a besoin d’acteurs qui lui soient réceptifs. Il peut s’agir d’utilisateurs (maîtres d’ouvrage, architectes) ou de partenaires (techniques, financiers, juridiques). La création de pôles autour de quelques maîtres d’ouvrage avec leurs partenaires pourrait permettre des échanges et des partenariats autour d’innovations portant tant sur le produit que sur le process. Les pôles-innovations se présenteraient ainsi comme des " forums permanents " qui permettraient de mettre en relation, de manière privilégiée mais non exclusive, la maîtrise d’ouvrage avec d’autres professionnels et de rechercher une vision globale des problèmes à traiter, depuis la conception des ouvrages jusqu’à leur exploitation, que ce soit pour des chantiers en neuf ou concernant des bâtiments existants.


Techniques et chantiers . Cahier Thématique

Sous la direction de Jean-Luc SALAGNAC (CSTB)

Dans un secteur réputé pour les particularités de ses techniques et de son mode de production, l’innovation semble elle aussi un processus singulier, marqué par des progrès multiples mais ponctuels. Alors qu’un accord général existe sur l’importance d’innover dans la construction, les efforts accomplis en ce domaine semblent peu valorisés, voire ignorés.

Faut-il adapter les techniques de construction aux contraintes singulières des chantiers ou faut-il, au contraire, développer une stratégie d’offre innovante pour mieux aborder les performances des opérations ? Sur quoi porte l’innovation, comment se diffuse-t-elle, quels en ont les acteurs ?

Ces questions ont été abordées dans l’atelier thématique " techniques et chantiers ". Aux côtés d’innovations incrémentales, les conditions d’innovations plus larges, issues de synthèses fonctionnelles ou techniques, doivent être préparées. Tel est un des enseignements de ce rapport.