LE PILOTAGE LOGISTIQUE DES CHANTIERS

Par Jean-Luc Guffond et Gilbert Leconte - CRISTO-CNRS

Reconnaissons d'entrée de jeu, que les entreprises qui ont décidé d'aborder la gestion des activités du chantier à la lumière d'un questionnement logistique ont vu "juste", identifiant là un axe majeur de progrès de l'activité de construction. Non pas que la question était nouvelle en soi. En tant qu'activité de projet pour laquelle chaque opération est particulière et multi-acteurs, le secteur de la construction s’est de tout temps préoccupé de l'organisation des diverses ressources permettant de réaliser l'ouvrage dans de bonnes conditions. Et bien qu'assez rarement désignée, la logistique est dans le bâtiment, un domaine de préoccupations connu, reconnu et par suite traité avec attention.

LA LOGISTIQUE : UN VECTEUR DE PERFORMANCE DU CHANTIER

Au delà d'une stricte attention portée aux moyens de la logistique (de l'installation du chantier, à la gestion des approvisionnements et des déchets, en passant par la disponibilité des outils de manutention et de levage), les réflexions en cours s'ouvrent largement sur les dynamiques produites par l'association de pratiques et de démarches auparavant disjointes. Tant, qu'une nouvelle compréhension de la logistique, fondée cette fois sur des "missions" transversales, tend à s'imposer. Il s'agit de mobiliser les différentes ressources, matériaux, matériels, hommes, techniques, et bien sûr informations jointes ; d'amener ces ressources à pied d'œuvre, c'est-à-dire en situation productive ; de créer les conditions d'une bonne exécution des ouvrages : en qualité, en sécurité, en efficacité.

La réflexion va même plus loin. La logistique de chantier se préoccupe de la fiabilisation des prestations et de l'optimisation des délais. Le pilotage logistique devient un service "à valeur ajoutée" pour tous les partenaires. Bref, la recherche d'une "convergence d'intérêts" entre acteurs est au cœur de la nouvelle problématique logistique. Le projet est ambitieux. Agissant sur des connaissances, des compétences et des pratiques réparties dans des structures différentes, le pilotage logistique vise à modifier les cadres traditionnels des techniques et de l'organisation du travail en chantier. Il entend faire évoluer les anciennes relations inter-entreprises de nature trop strictement prescriptive, en de nouvelles modalités de coordination inter-activités. Vaste programme !

Un modèle pour le pilotage logistique

L'atelier " logistique et ingénierie de production " s'est fixé de traduire en termes opératoires cette perspective innovante. S'appuyant sur une lecture critique des résultats produits à l'occasion d'une dizaine de REX engagées sur cette thématique, l'atelier organisa sa réflexion autour de trois principales questions. Comment préparer les conditions de la coopération inter-activités ? Comment coordonner les logistiques ? Comment faciliter et réguler l'expression des enjeux logistiques ?

Pour traiter de ces questions, l'atelier hérita d'observations antérieures, notamment le rappel qu'un chantier est un ouvrage "en construction" (donc qu'il n'y a pas une, mais "des" logistiques adaptées à ses différentes phases), et surtout que les entreprises de réalisation, petites ou grandes, sont a priori organisées pour traiter "leurs" besoins logistiques. Avec pour enseignement, que le travail de pilotage s'inscrit dans une tension permanente entre recherche de fluidité et recherche de fiabilité, donc d'autonomie des activités et de contrôle des interventions. D'où l'élaboration d'un véritable modèle du pilotage logistique, combinaison de savoirs validés (des acquis auxquels correspondent différents outils qui eurent l'occasion d'être expérimentés) et de connaissances en émergence.

L'enseignement majeur de ces réflexions est que le pilotage logistique n'est pas une fonction isolable de l'activité de construction, mais qu'il représente au contraire une composante pleine et entière de l'organisation du chantier. A ce titre, et pour se situer dans une perspective durable de changement, l'atelier a affirmé qu'il était nécessaire "d'instrumenter" le changement. Comment stabiliser la règle et définir de nouvelles modalités d'échange ? Comment construire un intérêt commun dès lors qu'une optimisation globale de l'organisation du chantier peut se faire au détriment de la rationalité de tel ou tel acteur ? Quelles pratiques en découlent à la fois pour la gestion commune de la logistique et la gestion de la logistique commune ?

Enrichir le planning par des fonctionnalités logistiques

L'organisation logistique vise à planifier dans le temps et dans l'espace l'utilisation des ressources du chantier, en calant le tout sur le déroulement des tâches à réaliser. C'est bien de ce dispositif dont il est question, entendu comme une combinaison instrumentée de règles, de procédures et de techniques. L'objectif est d'associer intimement l'ordonnancement, la planification et la logistique, au point de les rendre inséparables. La réflexion porte concrètement sur l'enrichissement de l'outil "planning de tâches" par des fonctionnalités logistiques.

Tous les conducteurs de travaux le disent, le planning de tâches, transcription graphique de l'ordonnancement de la production, est l'outil de base sans lequel il est inimaginable de conduire un chantier. Bien avant que la liste des sous-traitants soit arrêtée et que le chantier démarre, c’est lui qui mobilisera les efforts du pilote. Véritable représentation du déroulement du chantier, le planning sera toujours mis en avant pour argumenter ou arbitrer. Mais l'écart est grand entre ce planning tendu vers l'idéal et la réalité. La réflexion se fixe de ce fait un double objectif : associer la tâche à son environnement ; traduire la prévision en action.

Dans sa définition courante, le planning tient lieu d'instrument d'analyse et de projection parce qu'il permet le contrôle du déroulement du chantier. Le découpage en tâches, ou séquences de production d'ouvrage interdépendantes et hétérogènes, relève de cette double logique de travail : organiser et contrôler. Passer d'un planning de tâches à un outil de "prévision rationnelle d'activités" nécessite donc que le pilote dispose d'une instrumentation renouvelée, construite à partir des contraintes techniques, organisationnelles et gestionnaires qu'il lui faut gouverner et coordonner pour réussir son chantier.

Dans le même temps, on parle de "repères", de "jalons déclenchants", "d'alarmes", bref de tout ce qui permet un fonctionnement interactif, en phase avec la vie réelle du chantier. Ce concept d'outil de "prévision rationnelle d'activités" ne se présente ni comme un ensemble inamovible, ni comme un document particulièrement détaillé. Il s'agit au contraire d'un ensemble de données, d'outils et de procédures derrière lesquels le planning ordinaire finit par disparaître. Sachons cependant que la réflexion conceptuelle de ce nouvel outil-planning ne fait que débuter. Pour atteindre l'objectif recherché de réactivité, tout laisse présager que son approche sera de type pluri-acteurs et que son attention portera essentiellement sur les chevauchements critiques.

Qualifier les produits pour un usage-chantier

En s'intéressant aux produits de construction, cette seconde piste oriente la réflexion en direction des échanges à développer entre le monde du chantier et celui de l'industrie amont. Il s'agit d'identifier les transformations successives des produits leur permettant de passer d'un état de matériau de construction, pris au sens générique du terme, à celui de "produit d'ouvrage". C'est là un processus de "qualification" des produits, mesurable par la croissance de la valeur d'usage attribuée à ce nouvel objet, éventuellement associée à l'augmentation de sa valeur d'échange, car il ne faudrait pas oublier que la logistique a un coût.

En entrant par le "produit", le but est d'associer la logistique aux performances d'usage, donc de rechercher les conditions d'une meilleure articulation entre deux finalités situées à des moments différents du cycle de vie du produit dans l'ouvrage : ici un objectif de "performances d'usage-final" correspondant à la satisfaction du client (maître d'ouvrage et occupant) exprimées en termes de confort, de maintenance ou d'adaptation ; là un objectif de "performances d'usage-chantier" portant pour sa part sur la facilité d'assemblage, de manutention, d'interfaçage entre produits, de préservation au risque de vol, etc.

Or si la première orientation fait bien partie des préoccupations des industriels-fabricants, la seconde a du mal à s'imposer comme élément de définition de la qualité du produit. La notion de "produit en usage" sur le chantier, n'existe qu'en creux. Elle n'est encore que très rarement désignée comme un réel domaine d'innovation par les industriels.

Le débat concerne bien le chantier, mais un chantier défini cette fois comme lieu concret de mise en relation et d'assemblage de matériaux, de produits et d'équipements composant in fine l'ouvrage de bâtiment. Son efficience passe par l'amélioration des connexions entre les produits d'une part, les informations sur la production d'autre part. Le concept de qualification attribué aux produits est utilisé comme moyen de découverte. En l'élaborant, il s'agit d'étudier les conditions d'enrichissement du produit par l'incorporation, tant en amont que pendant le déroulement de la chaîne logistique, d'informations et de services permettant de "situer" le produit dans l'ouvrage. Cette qualification est à l'origine de nouveaux usages, de nouvelles activités, de nouveaux modes de circulation et de stockage. A l'inverse, reconnaissons que seul l'engagement vers de nouvelles pratiques et de nouvelles organisations sera en mesure de renforcer cette voie de progrès.


Logistique et Ingénierie de Production. Cahier Thématique

Sous la direction de Jean-luc GUFFOND et Gilbert LECONTE (CRISTO CNRS)

La gestion des activités de chantier par les flux d’information et les flux physiques, bref, par la logistique, peut profondément renouveler les méthodes d’organisation simultanément en gros oeuvre et second oeuvre ; tel est le message de l’atelier " Logistique et Ingénierie de Production ".

L’examen d’une dizaine d’opérations expérimentales de Chantier 2000, support du groupe de travail, a structuré la réflexion autour de deux grandes interrogations : quelle est la portée effective et les formes prises par la logistique, étant donné la multiplicité des intervenants et des activités qui se déploient autour du projet de construction et que la logistique doit amener à mieux coordonner ? La logistique est-elle un nouveau mode de gestion du chantier ?