DÉBAT GILLES MALAVALLON / PIERRE-EMMANUEL DAO / PATRICK MARTIN

Le débat suivant est extrait du colloque " Chantier 2000 " qui s’est tenu à Vaulx-en-Velin en mai 1997. A partir de l’exemple de la Rex de Pantin, les discussions ont notamment porté sur le repositionnement qu’a opéré le conducteur de travaux de l’entreprise générale vis-à-vis des corps d’état.

" Le planning n’est opérant dans la durée que si le conducteur de travaux fait " vivre " la communication sur un mode d’échange cohérent durant toute l’opération ".

Gilles Malavallon, Recherche et Développement SOGEA

Sous le thème " logistique ", Sogea et sa filiale Sicra ont cherché à initialiser et à développer une nouvelle compétence de l’entreprise générale au service des corps d’état. L’idée était de mettre en adéquation le management par objectifs défini en amont, au stade de la conception, avec le management par ressources qui prédomine en phase opérationnelle. A cet effet, nous avons développé des outils permettant de gérer les différents flux et les différentes conditions d’intervention des entreprises sur le site. La conception de ces outils a nécessité au préalable d’identifier les flux d’information et les flux physiques (les personnes et les approvisionnements); de déterminer les stocks sur le chantier; de prévoir les moyens de manutention et de levage; de mettre en place un cahier de procédures commun entre l’entreprise générale et les corps d’état. Afin d’assurer une préparation efficace, cinq corps d’état initiaux ont été associés dès l’amont de la démarche.

Les outils développés visaient à assurer une prise en compte de l’ensemble des flux et une régulation des moyens d’utilisation des ressources de chantier sur les aires d’accès, les levages, les aires de stockage, les approvisionnements sur les différents plateaux. L’objectif était de mettre en place une structure dénommée " logistique-service ", composée à la fois d’hommes et de matériels, pour gérer les ressources communes au chantier. Nous avons défini cette structure " au plus serré " afin de ne pas peser sur les comptes d’exploitation; elle est de ce fait aisément reproductible sur un autre chantier. Son périmètre était lui-même variable, en fonction des différentes phases d’évolution du chantier. De même, les ressources et les moyens ont évolué en cours d’opération.

Pierre-Emmanuel Dao, conducteur de travaux, SICRA

Avec toutes les partenaires initiaux issus du second œuvre (Otis l’ascensoriste, Europlac pour les cloisons, le doublage et l’isolation, Atrec, l’électricien, Instherm, le plombier et Oxxo, les menuiseries extérieures), nous avons commencé par élaborer un planning contractuel que nous avons transformé par la suite en planning Gantt le plus détaillé possible. Puis, nous avons transmis à nos partenaires des fiches d’enquête destinées à cerner la complexité organisationnelle entourant leur intervention, ainsi que leurs besoins sur le chantier. Cinq fiches ont ainsi été distribuées : la première fiche identifie tous les professionnels du lot concerné. La seconde fiche permet de connaître le type d’intervention, son lieu d’exécution, les effectifs requis, ainsi que le rang de l’intervention dans le temps; cette fiche sert à élaborer le planning en terme d’ordonnancement des tâches. La troisième fiche permet d’appréhender, en fonction des interventions, les délais et dates d’approvisionnements, ainsi que les choix au plus tard de la maîtrise d’ouvrage et de la maîtrise d'œuvre. La quatrième fiche permet de déterminer la nature des matériaux à approvisionner, la nature de l’approvisionnement (type, quantité, volume), son mode, et les caractéristiques de mise en œuvre des produits : les fiches trois et quatre permettent ainsi d’élargir le planning à la gestion des approvisionnements. Enfin, la cinquième fiche a pour objectif de recenser les besoins en manutention, levage, énergie et surface de stockage; elle permet ainsi de déterminer les moyens nécessaires pour exécuter l’engagement pris.

Une fois la collecte de l’ensemble de ces informations effectuée (sur cinq corps d’état représentatifs), avec des volumes d’approvisionnement assez importants, nous avons établi un planning tous corps d’état " objectifs ", que nous avons essayé de suivre tout au long des six derniers mois de l’opération.

Pour assurer le suivi du planning de la manière la plus efficace possible, nous avons mis au point des fiches navettes simples, avec des cases à cocher : date de livraison, repère de livraison, niveau des services. Sur chaque fiche étaient repérés les approvisionnements : la zone de stockage demandée (la cour, le mail, l’étage, le sous-sol ou les appartements), les moyens utilisés (la grue, l’ascenseur, le maniscopique, le transpalette), la durée (très importante si la livraison dure deux heures ou toute la journée), l’heure et le lieu de livraison (le bâtiment donnait sur deux rues) et, enfin, un planning horaire sur la journée avec un repérage simple : par exemple, j’arrive à huit heures, j’ai besoin de la grue de huit heures à dix heures... Après accord, l’information était diffusée aux corps d’état et à la cellule logistique.

Patrick Martin, BETREC, évaluateur de la REX

C’est le conducteur de travaux lui-même qui a procédé, en direct avec les conducteurs de travaux des entreprises, à la saisie de ces fiches afin d’éviter des manques ou des imprécisions sur les informations, mais aussi parce que le dialogue direct permet de bien dissocier les contraintes des industriels fournisseurs de celles du corps d’état, voire de l’entreprise. Cette procédure lui a permis d’acquérir les connaissances nécessaires aux besoins logistiques des corps d’états secondaires pour organiser leur intervention, mais aussi de comprendre leurs contraintes. Chaque corps d’état est en effet l’aboutissement d’une chaîne logistique dont il dépend, dans la mesure où ce sont les industriels fournisseurs et les transporteurs qui imposent leurs contraintes. Ces contraintes (dates de fabrication, modalités de conditionnement et de groupage, modalités de transports, dates de livraison) conditionnent les modalités de déchargement (suivant colisage et quantités livrées); les modalités de stockage (suivant fragilité et conditionnement des produits); les besoins en énergie sur le chantier; etc.

A la complexité de l’organisation interne qui régit l’intervention de chaque corps d’état (et qu’il convient de connaître pour organiser efficacement un chantier), s’ajoute la pluralité des fournisseurs pour certains corps d’état (électricien, plombier, par exemple). Si les négociants, qui peuvent effectuer un premier groupage et un stockage " tampon " intermédiaire, atténuent cette complexité, la plupart des flux sont " tendus ". Les produits arrivent directement depuis l’usine sur le chantier, par l’intermédiaire d’un transporteur, souvent insensible aux problèmes de production sur le site. L’opération de Pantin a permis d’apprécier toutes les composantes de cette complexité. Chaque professionnel a livré les informations relatives à ses filières logistiques et a ainsi permis au conducteur de travaux de l’entreprise générale d’élaborer un véritable planning de gestion de l’activité de production (temps/ressources).

Afin de caler parfaitement les cycles d’approvisionnements des matériaux, le conducteur de travaux a approfondi les conditions de livraison du gros œuvre (ordre de priorité, horaire). Il a détaillé la pose des éléments de gros œuvre touchant à la sécurité et aux cycles de rotations afin de délimiter les possibilités de livraisons pour les corps d’états secondaires. Ce travail s’est traduit par un niveau de précision de l’ordre de la demi-journée pour la plage horaire affectée à la livraisons d’un corps d’état. Le conducteur de travaux de l’entreprise générale a ainsi initié un double dialogue avec les conducteurs des corps d’états secondaires d’un côté, avec son chef de chantier et ses chefs d’équipe de l’autre. Cette double communication avait pour objectif d’assurer les interfaces utiles aux décisions essentielles et de vérifier que le gros œuvre présentait lui-même une rigueur de gestion de ses propres approvisionnements comparable à celle recherchée pour les corps d’états secondaires. Il a ainsi fiabilisé les principes régissant la planification des approvisionnements pendant la phase gros œuvre, en harmonisant habilement la réponse aux besoins et en respectant au mieux les contraintes de tous.

Derrière ce travail, on observe, dans le schéma communicant entre professionnels, un véritable repositionnement du conducteur de travaux qui se traduit par un réaménagement des relations entre l’entreprise générale et les conducteurs de travaux des corps d’états secondaires. Sur un chantier " classique ", les échanges verbaux entre les conducteurs de travaux des corps d’états secondaires et le chef de chantier servent à caler " au mieux " les livraisons, en fonction des disponibilités de la grue. Cette concertation reste informelle et peu détaillée. L’échange est verbal et n’est pas matérialisé par des fiches : on joue sur la confiance et la mémoire en espérant que tout ira plus ou moins bien. Sur cette opération, on note tout d’abord un dialogue très précis entre M. Dao et le chef de chantier, notamment sur l’établissement et la matérialisation du planning de livraison des éléments intervenant dans la phase gros œuvre (escalier, prédalles, parpaings, poutres et dalles loggias). De même, le dialogue entre les conducteurs de travaux des corps d’états secondaires et le chef de chantier est ici coordonné par le conducteur de travaux qui capte les éléments relatifs à la planification générale de la logistique, tout en laissant de larges initiatives à son chef. Ce dernier, en permanence sur le terrain, peut ainsi participer aux réajustements des décisions selon l’avancement réel, en liaison avec le conducteur de travaux.

Cette configuration s’applique totalement lors de la préparation de chantier et partiellement lors de son exécution. La liaison entre le conducteur de travaux de l’entreprise générale et son chef de chantier est beaucoup plus forte que sur une opération classique. Ce renforcement est consécutif au développement de la relation du conducteur de travaux de Sicra avec les corps d’états secondaires qui place le gros œuvre sur un même pied d’égalité que le second œuvre, par exemple en matière d’approvisionnements. Ainsi, de même que pour les corps d’états secondaires, les échanges internes au sein de l’entreprise générale sont matérialisés par des fiches adaptées aux besoins et, par conséquent, efficaces sur le terrain.

Ce dispositif a généré une très grande efficacité en phase gros œuvre. A partir du planning initial, les entreprises des corps d’états secondaires confirmaient les dispositions prises lors de la réunion du chantier précédant la semaine de livraison, via une fiche adaptée. Celle-ci recensait toutes les précisions requises, depuis la planification horaire, jusqu’aux besoins précis pour le levage et la manutention. S’il y avait lieu, des ajustements étaient opérés, en accord avec le coordonnateur de travaux, lors de la réunion de chantier précédant le mois et, au plus tard, la semaine de la livraison. Une confirmation de la livraison devait être adressée 48 heures avant celle-ci sur une fiche intégrant la confirmation de l’industriel fournisseur lui-même. En cas de discordance, un aménagement spécifique était recherché entre Sicra et l’entreprise concernée. Le conducteur de travaux a systématiquement veillé à satisfaire au maximum la demande des corps d’état secondaires.

L’organisation mise en place constitue un bon exemple quant à l’instrumentation (en terme de fiches et de suivi) que requiert l’évolution des relations entre les professionnels. Du repositionnement du conducteur de travaux, dépend la fiabilité du planning. Ce dernier n’est en effet opérant dans la durée que si le conducteur de travaux fait " vivre " la communication sur un mode d’échange cohérent durant toute l’opération. De ce point de vue, les fiches d’enquêtes, puis les fiches navettes utilisées en amont et pendant le déroulement du chantier répondent parfaitement à cette recherche de cohérence dans le temps.

P-E Dao

Un autre point : la spécificité de l’opération de Pantin a été d’utiliser un ascenseur pour relayer la grue en phase de second œuvre. Dès la fin du gros œuvre, nous avons mis en service un ascenseur sur les trois pour les ventilations verticales, sachant que nous avions ouvert les voiles de refend pour les ventilations horizontales. Nous avions opéré ce choix dès le début de l’opération, en concertation avec Otis. Les corps d’état ont utilisé cet ascenseur sur la base de plages horaires planifiées à l’avance. La commande par clé a permis d’éviter les utilisations abusives.

M. Malatia, OTIS

Le bâtiment présentait une hauteur assez faible, avec un ascenseur de 630 kg, donc d’une charge et d’une dimension restreintes. L’opération a été rendue possible et assez facile parce qu’elle avait été prévue dans le PGC : le monte-charge était contractuel, prévu dans le marché; il n’y a pas eu à renégocier ou à discuter. Nous avons par la suite essayé d’en réduire le coût en confiant la gestion de son usage à l’entreprise générale. Nous avions aussi prévu des portes provisoires, des manoeuvres spécifiques " liftier " et, pour faciliter la gestion, un contrôle par contact à clef. Un technicien était par ailleurs présent sur le site de manière quasi-permanente pour agir en cas de panne. Les entreprises ont été responsabilisées quant à l’usage et la maintenance de l’appareil, par le prêt de clefs qui permettait de savoir quelle entreprise se servait de l’ascenseur et à quel moment.

P. Martin

Vous avez déclenché la mise en route de deux autres ascenseurs suite à un problème de planning.

M. Duchatelet, coordonnateur SPS

Les interventions précédentes ont montré l’efficacité des outils qui avaient été prévus en amont. Cependant, il a suffi d’un décalage de planning dû aux intempéries et à un environnement complexe de chantiers périphériques (travaux réalisés sur le mail public, démolition d’une usine, autre chantier de construction neuve en démarrage) pour que le chantier prenne un mois de retard. Or les travaux à exécuter sur le mail (en VRD) devaient débuter rapidement, avec pour conséquence des problèmes importants d’accessibilité au bâtiment pour réaliser les approvisionnements. Il fallait en outre fermer les voiles de refend pour terminer les travaux : l’ascenseur ne pouvait donc plus desservir tous les étages. Nous avons donc déclenché la mise en route de deux ascenseurs supplémentaires, notamment pour que les derniers approvisionnements du plombier et de l’électricien puissent être réalisés dans des conditions normales. Cet aléa repose la question du rapport entre un planning et un environnement complexe qui a évolué rapidement, avec des données qui n’étaient pas connues au départ mais qui ont été prises en compte au fur et à mesure. Entre les outils de départ et ceux de l’arrivée, des événements peuvent modifier des choses.

P. Martin

Il faut noter que la coordination SPS a été grandement facilitée par la formalisation des échanges : les effectifs étaient connus, la co-activité était exprimée et lisible sur le planning. Cette instrumentation est donc parfaitement cohérente à la fois avec l’épaisseur qu’on cherche à conférer au planning, et avec celle qu’on cherche à donner à la coordination SPS. L’ensemble des dispositions adoptées au sein de la centrale " logistique service " sur l’identification des besoins, leur traduction dans le planning, et leur suivi opérationnel s’est soldé par un quasi sans faute, tant en phase de gros œuvre qu’en phase de second œuvre. Cette réussite tient à la qualité des hommes, mais aussi au repositionnement pertinent du conducteur de travaux de l’entreprise générale, au sein d’un schéma communicant bien instrumenté. Si ce schéma est encore perfectible, il constitue néanmoins la première base d’un fichier " logistique service ", à la fois rigoureux et souple, aussi bien adapté aux saisies de données formelles et précises, qu’à la gestion aléatoire des chantiers.

Monsieur Dao, quel premier bilan retirez-vous de cette REX?

P-E Dao

Ce qui m’a marqué, c’est la mise en forme d’un planning contractuel " objectifs " tous corps d’état - notamment avec les partenaires REX - que je n’ai pas imposé en tant qu’entreprise générale : je n’ai pas fait signer un planning " bête et méchant ", intégré dans le marché. Il existait des dates de butée, mais toutes les sous-décompositions de tâches ont été entreprises de manière collégiale. Le second point s’applique plus au gros œuvre; la mise en forme des fiches m’a permis de développer des relations privilégiées avec le chef de chantier, dans la mesure où je diffusais chaque semaine l’information concernant les approvisionnements à venir pour les CES et les CET. Avec le système de planification, c’est toute l’équipe d’encadrement qui a été responsabilisée - le chef de chantier, les chefs d’équipe, moi-même - en essayant d’intégrer tous ces flux de matériaux qui ne dépendent pas que de nous. Cela permet de gérer un travail en tous corps d’état, sans privilégier le gros oeuvre au détriment de la performance globale de l’opération.

P. Martin

Arrivez-vous à évaluer la performance de ce dispositif? Que représente-t-il en termes d’investissement, et pouvez-vous estimer le retour immédiat sur le chantier?

 P-E Dao

Je ne peux pas l’estimer, je n’ai pas facturé la grue aux corps d’état, ni les 15 000 F de surcoût lié à la mise en service anticipée de l’ascenseur. Un exemple cependant : le plombier a livré un jour quarante ballons d’eau chaude. Sachant que le bâtiment est un R+6, s’il avait fallu les monter par l’escalier à six ou huit hommes, une bonne journée aurait été requise, en arrêtant tous les travaux à côté. En utilisant l’ascenseur, seulement deux heures ont été nécessaires à deux hommes. Je n’ai pas de compensation financière, mais j’ai un avancement et un respect du planning qui coûte moins cher en fin de chantier qu’en cas de dérapage dans le temps. Par ailleurs, des accidents du travail ont peut-être été évités : le transport d’objets, les petites manutentions, représentent 20 % des accidents.