ENTRETIEN AVEC NICOLAS FROMENT, ERGONOME

Nicolas Froment, ergonome, a animé la démarche mise en place sur la REX d’Evreux. A partir des constats relevés sur l’opération, il pose les conditions de pérennisation d’une organisation qualifiante dans le secteur du Bâtiment.

Le bilan de la REX montre que vous avez restreint les objectifs de départ. Par exemple, vous avez abandonné la notion d’élargissement de l’autonomie des équipes. Pourquoi?

Nicolas FROMENT : Au travers de cet élargissement de l’autonomie, l’idée était d’aboutir à une recomposition des tâches sur le chantier entre les différents échelons hiérarchiques, depuis le conducteur de travaux jusqu’aux compagnons. A cet effet, il s’agissait pour les équipes d’exécution de s’approprier certaines tâches dévolues traditionnellement à l’encadrement : commandes, et gestion des stocks de matériaux. Cependant, la recomposition entre acteurs et la recomposition du circuit de décisions en découlant, revenait à transformer une organisation connue et maîtrisée, sans certitude pour l’entreprise d’atteindre l’objectif de performance qu’elle avait défini. De plus, l’encadrement de chantier a réagi négativement, dans la mesure où cette proposition remettait en cause leur représentation de la maîtrise de l’organisation. Nous avons donc abandonné l’idée sous sa forme initiale. Toutefois, le chef de chantier, qui est intervenu avec son équipe habituelle qui est compétente, autonome et polyvalente, a accepté de déléguer certaines de ses tâches aux chefs d’équipe. Nous avons assisté donc à une amorce de recomposition des métiers à tendance qualifiante.

Comment ont réagi les compagnons vis-à-vis du projet d’élargissement de leur autonomie?

N.F : Ils manifestent une incompréhension légitime vis-à-vis de l’autonomie, dans la mesure où, sous prétexte de responsabilisation, on leur fait reprendre en charge un certain nombre de tâches alors que le mouvement de rationalisation destinée à augmenter la productivité depuis vingt ans allait dans la direction opposée. De ce point de vue, on peut s’interroger sur la légitimité pour les compagnons de s’investir dans une telle démarche s’ils n’y voient pas de contrepartie. D’où une politique de gestion des ressources humaines qui doit s’inscrire dans le long terme de manière à ce qu’il s’instaure une relation de confiance entre les compagnons et l’entreprise. C’est un autre point de convergence avec l’organisation qualifiante qui, au travers de l’évaluation des compétences, intègre le salarié dans un projet d’entreprise.

Contrairement à cette REX où nous nous sommes focalisé sur la partie chantier, la mise en oeuvre d’une organisation qualifiante au sens plein est subordonnée à une implication de l’ensemble de l’entreprise. C’est une politique de long terme, basée sur une vision commune de l’activité qui implique une redéfinition des modes de management et de communication.

Le traitement évènementiel de l’activité a constitué un point positif. Quel est son objectif?

N.F : L’analyse des événements de chantier, entreprise sur la base de réunions hebdomadaires rassemblant compagnons et encadrement de chantier, comportait plusieurs objectifs. D’abord développer la communication entre les niveaux hiérarchiques sur le chantier, et si possible avec les autre services de l’entreprise. Mais surtout, essayer de construire au sein de l’entreprise de gros oeuvre une notion de co-responsabilité, c’est-à-dire de montrer que chacun détient des compétences qui se complètent pour optimiser le processus de production. Ainsi, l’analyse d’un événement permet de développer des compétences collectives et favorise la recherche de solutions en commun, ce dernier point s’avérant être un instrument très efficace pour bien comprendre ce qui détermine des décisions prises par la hiérarchie. Une précision : l’analyse d’un dysfonctionnement n’a pas pour but de désigner un responsable, mais d’y apporter une solution corrective. L’objectif final étant de tendre vers une anticipation des dysfonctionnements.

Pouvez-vous donner des exemples événements analysés?

N.F : Lors d’une réunion, les compagnons de l’équipe plancher ont démontré l’avantage d’une visée laser par rapport aux outils qui avaient été définis. Ils ont donc transmis un rapport au service qualité de l’entreprise, ce qui montre une évolution dans la manière d’aborder la communication avec la hiérarchie, dans la mesure où ils ont franchi la " barrière " du chantier pour interpeller directement un autre service de l’entreprise. Mais surtout ils ont démontré, de par leur capacité d’explicitation de ce choix, qu’ils détenaient les compétences susceptibles de remettre en cause des choix opérés en amont. Un autre exemple se trouve dans la préfabrication des balcons pour laquelle le niveau d’analyse du bureau de méthodes et de l’encadrement n’était pas détaillé. En séance, les compagnons ont soulevé des problèmes et ont développé les conditions nécessaires à la réalisation des balcons : commande et livraison unique des ferrailles et du bois de coffrage pour la totalité des balcons afin d’éviter les ruptures de stock; disponibilité des plans d’exécution avant la réalisation ; décision collective de ne pas utiliser les bois de coffrage à d’autres fins pour ne pas pénaliser les compagnons chargés de la réalisation des balcons; etc. Outre des savoir-faire techniques et organisationnels, ils ont aussi montré des savoir-faire qui relèvent de l’ordre de l’activité et de la coopération lorsqu’ils ont fait adopter à l’encadrement de réaliser les balcons, non plus en flux tendus, mais avec un stock tampon d’une journée, ce qui leur permet de déserrer la contrainte temporelle et de se concentrer sur d’autres tâches pour aider l’équipe plancher à atteindre son objectif.

Quels enseignements retirez-vous de la REX

N.F : Nous n’avons pu dégager d’indicateurs économiques précis qui valident la performance. Cela repose la question de la pertinence des outils de gestion qu’utilisent les entreprises et qui ne permettent pas de montrer ce qui est utile à l’activité, ou de quoi elle se compose. On s’aperçoit aussi que, du point de vue des méthodes, les heures de réunions destinées à la réflexion et à l’anticipation sont considérées comme improductives. De plus, l’encadrement de chantier, qui est soumis à des résultats, se focalise uniquement sur la gestion et ne s’intéresse pas à l’activité développée, ni à tout ce qui l’entrave. Autre point : la préparation de chantier laisse des zones d’ombre, sous prétexte qu’elle coûterait trop chère et risquerait de manquer d’efficacité en voulant aller plus loin dans le détail. Effectivement, on s’aperçoit que le chantier procède à des réajustements efficaces qui viennent compenser le manque de préparation. Mais les outils de gestion ne formalisent pas les contraintes rencontrées, ni les ajustements effectués, et encore moins leurs causes et leurs répercussions en terme de performance. De même, comment évaluer l’amélioration et la circulation de l’information entre les différents services de l’entreprise dont on sait qu’elle demande un apprentissage sur du moyen terme? L’entreprise se trouve ainsi prise dans une contradiction : celle de la conciliation entre des résultats économiques immédiats et la mise en place d’une démarche s’inscrivant dans le temps pour prouver son efficacité.

Cependant, la REX d’Evreux aura permis de faire entrevoir que les principes posés par l’organisation qualifiante sont pertinents pour les entreprises du Bâtiment. En particulier pour penser un réaménagement du temps de travail autour de principes d’autonomie, de coopération et de communication sur les chantiers.