ENTRETIEN AVEC FRANCIS SIX, ERGONOME

"L’organisation du chantier doit permettre aux ouvriers de faire face aux aléas"

Francis SIX, ergonome au GERN, estime que l’organisation du chantier doit permettre aux hommes de chantier de faire face, dans des conditions acceptables pour leur sécurité et leur santé, à la variabilité des situations de travail et aux aléas.

CHANTIERS 2000 : Comment a été initiée cette recherche-action sur les méthodes et la sécurité?

Francis Six: La démarche mise en oeuvre à Beauvais a été construite à partir d'une analyse de l'existant. Elle partait de l'hypothèse que les acteurs de l'entreprise ont des représentations du travail de chantier, de la prévention, des conditions de travail et de la sécurité qui sont différentes les unes des autres. Ce sont ces représentations qui vont guider leurs actions ou leurs interventions sur le projet. Le travail réel et la gestion des risques par les équipes et le chef de chantier, sont insuffisamment connus de l’amont du chantier (exigences du programme du maître d’ouvrage, dessins de l’architecte et préparation du chantier). L’analyse ergonomique du travail a donc visé à comprendre ce qui se passait sur le chantier, en essayant de le relier à la façon dont il avait été préparé. Les représentations de la sécurité, de la prévention et des conditions de travail ont été abordées de deux façons différentes mais complémentaires: à travers le discours des acteurs, parfois stéréotypé; puis par une confrontation à une vidéo portant sur une situation de risque pour le compagnon. Cela a permis de mieux préciser les clivages entre ceux qui sont en amont du chantier et ceux qui le réalisent. Il était intéressant de montrer que l’analyse la plus riche était fournie par le conducteur de travaux et le chef de chantier. On retrouvait dans leurs discours tous les thèmes abordés, aussi bien par ceux qui travaillent en amont du chantier, que par ceux qui le réalisent. On connaît leur rôle dans l’adaptation de la conception et de la prescription à la réalisation du chantier. Ce sont des acteurs clefs de la réussite du chantier.

L'analyse de l'existant a dégagé des pistes intéressantes qui n’ont pas toutes été mises en oeuvre.

FS: Lorsqu'on passe du temps le chantier, il est évident que l'on peut observer beaucoup de choses, dégager énormément de pistes différentes qui doivent être travaillées pour être exploitables ou qui sont parfois difficiles à formaliser. Pour dégager des axes d’expérimentation qui intéressent l’entreprise et lui permettent de progresser, il faut être certain que le message passe. Il faut aussi construire une méthodologie. La seconde difficulté, c'est de retrouver la stabilité avec les interlocuteurs sur ce type de démarche. Entre la fin de l'analyse exploratoire et l'application, il s'est écoulé deux ans parce que le chantier ne sortait pas. Des interlocuteurs, tels que le conducteur de travaux et le chef de chantier, avaient changé.

La démarche portait aussi sur l'amélioration du dialogue entre les équipes de conception et de réalisation au sein de l’entreprise.

FS: Ce n'est un mystère pour personne qu'il y a des incompréhensions fortes entre les méthodes et le chantier. Cela renvoie aux représentations différentes du travail de chantier évoquées précédemment. L’ingénieur des méthodes va définir le mode opératoire ou le phasage qui paraît le meilleur pour la réalisation des travaux. Cependant, il y a les imprévus, les aléas, la variabilité spatiale et temporelle des situations de chantier. Tout ceci est géré par les gens de chantier dans leur activité quotidienne. Nous avons donc essayé de comprendre comment ils font face à la qualité insatisfaisante d’un matériau, à l’usure ou à la panne d’un matériel, aux contraintes de l’environnement, à un effectif momentanément insuffisant. Autrement dit, comment ils se débrouillent et y arrivent, puisqu’un chantier aboutit toujours. L’observation révèle les compétences réelles des compagnons, de la maîtrise, de l’encadrement. Elle montre aussi ce qui leur en " coûte " parfois de fatigue, de pénibilité physique et nerveuse, de prise de risque.

D’où notre tentative de valoriser ces savoir-faire dans la préparation du travail pour que celui-ci se réalise dans de meilleures conditions. Investir dans les ressources humaines est un axe essentiel de progrès. Il était tout aussi intéressant que l’amont du chantier, et en particulier les méthodes (re)connaissent ce savoir-faire des gens de chantier. Aujourd’hui, on peut dire que les réunions de préparation ont été un moment de confrontation des représentations où l’on a pu voir tout l’intérêt de les jouer non pas en opposition mais dans leurs complémentarités.

Les réunions de préparation du travail ont donc permis aux compagnons de s'exprimer sur des modes opératoires et sur des matériels dont certains ont été remis en cause. Jusqu'où peut-on les impliquer dans la préparation du travail?

FS: Les réunions sont un des points positifs de la démarche. Il me semble que si l'on avait réuni une équipe de compagnons en leur montrant juste des plans pour leur demander de réfléchir dessus, nous n'aurions rien obtenu. En revanche, le fait que les méthodes aient préparé un phasage comme cela a été le cas pour l’étaiement et la pose des coursives a permis une participation constructive. Il ne s'agit pas évidemment qu'ils élaborent un mode opératoire dans ses moindres détails mais qu'ils réfléchissent sur ce que sera leur activité future dans un contexte technique, organisationnel, environnemental précis. Cela amène à réfléchir à ce que doit être la préparation du chantier. Tout ce qui se fait actuellement est bien sûr important: il faut dimensionner les moyens techniques, établir le planning... mais il faut aussi être capable, du fait de la non-répétitivité des chantiers, de repérer les points critiques afin de préparer avec les compagnons les conditions de travail futures. Par rapport à cet axe, la dimension et le rôle du conducteur et du chef de chantier sont très importants; ils sont les éléments moteurs de cette phase. Il apparaît donc aussi important de préparer les conditions et les moyens pour la réussite des réunions de préparation du travail avec les compagnons.

Est-ce que le travail effectué s'est concrétisé au niveau de certains documents, le PHS par exemple?

FS: Ce qui s’est fait lors de cette expérimentation correspondait tout à fait à l’esprit du PHS. La méthodologie mise en oeuvre a permis de mieux intégrer les conditions de travail et de sécurité à la réalisation des tâches. Il y a eu des échanges très riches sur les moyens à mettre en oeuvre et leur adaptation aux spécificités des situations de travail. Ainsi, par exemple, à propos de l’étaiement des prédalles de grande portée: pour le responsable méthodes, s’appuyant sur ses calculs, deux tours-étais étaient suffisantes et il n’était pas nécessaire d’ajouter un étai intermédiaire. En revanche, pour les compagnons, celui-ci était nécessaire pour des raisons à la fois de sécurité et de qualité du travail.

Toutes les décisions prises et les choix retenus à l’issue des réunions ont donc permis d’écrire les avenants du PHS. Celui-ci n’est dès lors plus rédigé en termes de risques identifiés a priori, mais sur la base des conditions à réunir pour que l’activité des compagnons se déroule dans des conditions acceptables pour leur santé et leur sécurité, tout en leur permettant de réaliser les objectifs de leur tâche.

Les méthodes prennent-elles suffisamment en compte le fonctionnement effectif du chantier?

FS: Il y a matière à réflexion en ce qui concerne le rôle des méthodes dans la préparation du chantier et la préparation du travail sur le chantier. Les choix techniques et organisationnels, la planification des tâches et leur enchaînement sont des déterminants importants dans la façon dont les compagnons vont réaliser leur travail. Si l’organisation est basée sur une vision théorique des opérations de production, si les aléas ne sont pas pris en compte, alors les compagnons développeront des " régulations " qui peuvent s’avérer coûteuses pour leur santé et poser de vraies questions de sécurité. Il est donc important que l’organisation mise en place permette aux gens du chantier de faire face, dans des conditions acceptables pour leur santé et leur sécurité, à la variabilité des situations de travail et aux aléas. Il est essentiel que ceux-ci disposent de marges de manoeuvre suffisantes et donc que le système organisationnel favorise l’anticipation des dysfonctionnements.

Plus concrètement, nous constatons que les calculs au ratio et au temps unitaire fonctionnent bien tant qu'il n'y a pas d'aléas mais se déforment dès les premiers problèmes rencontrés. La préparation de chantier s'effectue dans un cadre très rigide qui n'admet aucune perturbation tout en sachant que la réalité est différente. Lors de l’expérimentation, nous avons essayé d’amener l’entreprise à réfléchir sur un planning mobile, mais ça n’a pas abouti. Pour y arriver, il faut faire admettre aux entreprises que si, effectivemment, il n’est pas posible de prévoir à quel moment les aléas vont survenir, nous savons tout de même qu’il y en aura.