La gestion de la main-d'œuvre a été une source
d'étonnement pour la plupart de nos interlocuteurs français sur ce chantier.
Cette gestion, bien que relevant juridiquement de la joint venture Laing/GTM,
est de fait assumée par l'entreprise britannique. La situation observée sur ce
chantier renvoie à deux éléments majeurs:
- Le premier est la prééminence massive du recrutement local sur le
détachement de personnel régulièrement employé par l'entreprise: sur
l'ensemble des ouvriers, cinquante seulement appartiennent aux effectifs
salariés réguliers de John Laing. Autrement dit, la quasi-totalité des
contrats de travail ont été faits pour la durée du chantier. La
conséquence de ce recrutement local est qu'une bonne partie de ces ouvriers
n'avaient pas nécessairement de formation en travaux de génie civil. Une
formation leur a donc été dispensée. Aucun ouvrier ni même chef de
chantier ne vient de GTM.
- Le second élément tient au fait que la contrainte de délais a conduit
la joint venture (par le biais de J. Laing) à adopter sur ce chantier un
système de rémunération (bonus individualisé) dont les responsables
britanniques sur le chantier nous ont dit qu'il n'était pas courant dans le
code des pratiques syndicales.
D'une façon générale, tous les responsables français que
nous avons rencontrés ont fait part de leur étonnement en découvrant les
caractéristiques du système social anglais, concernant aussi bien:
- les formes de division du travail et la spécialisation des métiers;
- le modèle d'organisation générale de l'entreprise;
- le système de rémunération;
- la représentation syndicale.
Ils soulignent aussi que les Anglais, de leur côté, ont
découvert sur ce pont des techniques qu'ils ne connaissaient pas.
Les
formes de division du travail et la spécialisation des métiers
Concrètement, l'organisation du travail a été conçue en
intégrant le fait que les deux rives de part et d'autre de la Severn sont
complètement indépendantes l'une de l'autre pour les relations industrielles.
Les problèmes de coordination entre Gwent et Avon se règlent au niveau du project
manager sur le plan des conditions de travail. Cette indépendance se
manifeste par exemple dans l'organisation du temps de travail. D'une façon
générale, toutes les activités sont postées à l'exception de celles
réalisées à terre (préfabrication des voussoirs et des piles) qui sont des
travaux de jour. De nombreux secteurs fonctionnent en postes:
- Sur Gwent, la journée est de 10 heures en 2 postes (7h – 17h 45; 17h 45
- 4h 30).
- Sur Avon, les postes sont de 12 heures (7h - 19h; 19h - 7h).
- A la section maritime, tous sont également en poste, mais il y a aussi
les variations des marées: le phénomène des "mortes eaux" qui
intervient tous les quatorze jours et dure de trois à sept jours selon les
périodes. La marée est si basse que les engins maritimes ne peuvent
accéder au pont. Il n'y a donc pas d'activité maritime durant ces
périodes.
La forme générale de division du travail apparaît très
différente au Royaume-Uni de ce qu'elle est en France. Tous nos interlocuteurs
(Français) ont insisté sur l'existence sur le chantier de spécialisations qui
n'existent pas en France. L'exemple le plus souvent cité est celui des scaffolders,
ces ouvriers qui montent les échafaudages. L'explication que nous avons reçue
de nos interlocuteurs britanniques est que l'existence de ce métier scaffolder
ne tient pas seulement aux différences de technologies employées
habituellement de part et d'autre de la Manche. Elle tient aussi au fait que la
sécurité est particulièrement réglementée en Grande-Bretagne et donne lieu
à une organisation assez rigide. Les membres de l'entreprise sont
personnellement responsables, sur le plan pénal, des conséquences causées par
les accidents du travail. Le scaffolder est l'un de ces métiers liés à
la sécurité.
La forte spécialisation des tâches constatée sur ce
chantier est moins l'effet d'une division taylorienne du travail - qui n'existe
d'ailleurs pas de façon aussi poussée en Angleterre qu'en France - que l'effet
d'une organisation du travail se référant au découpage des tâches entre les
métiers. Cela se traduit par le fait que le titulaire d'une spécialité refuse
d'intervenir sur des tâches qui ne relèvent pas de son métier, ou refuse de
travailler aux aciers, s'il est formé au bois et vice et versa:
"Pour un travail qui mêle bois et aciers, il faudra
deux ouvriers qui interviendront sans arrêt l'un après l'autre. Il en est
de même pour le scaffolder. En France, nous n'avons que deux
"qualifications": coffreur et ferrailleur. Et rien n'empêche, si
ce n'est la compétence et la dextérité acquises dans un type de tâches,
que l'on emploie le coffreur au ferraillage et vice et versa. Ici ce n'est
pas possible: on doit employer chacun dans sa spécialité"
(extrait d'interview sur le chantier).
Cette référence au métier apparaît très importante. Dans
tous les cas, elle joue beaucoup plus que l'appartenance à l'entreprise comme
facteur d'identification. "Sur les chantiers en France, l'ouvrier
travaille pour lui mais aussi pour l'entreprise. Tandis qu'ici on a l'impression
que les ouvriers travaillent pour eux, pour la monnaie, mais pas du tout pour
l'entreprise ou le projet" (extrait d'interview).
Le
modèle d'organisation générale de l'entreprise
Les témoignages de nos différents interlocuteurs français
convergent pour souligner que cette spécialisation des métiers est un facteur
de complication pour l'organisation; d'une part, elle entraîne la présence
d'un effectif beaucoup plus nombreux, d'autre part, elle est contraire à la
rationalisation du travail habituellement pratiquée par les Français: ainsi,
par exemple, le manœuvre (general operator) intervient en premier pour
préparer le terrain; suivent:
- le coffreur;
- le ferrailleur, spécialiste des armatures (steel fixer);
- l'ouvrier en béton armé;
- puis de nouveau le manœuvre pour couler le béton.
A cette spécialisation des métiers chez les ouvriers,
correspond une spécialisation non moins forte des tâches et des
responsabilités chez les cadres: l'organisation de l'encadrement du chantier
diffère profondément du côté anglais et du côté français. On note une
organisation verticale, très centralisée et très hiérarchique chez les
Français, autour du conducteur ou du directeur de travaux (équivalent du Construction
manager) et une organisation plutôt horizontale avec une pluralité de
responsabilités éclatées et décentralisées, connaissant chacune leur lien
hiérarchique spécifique chez les Anglais. Ainsi, l'encadrement anglais sur un
chantier comme celui-ci comprend généralement:
- le Quantity Surveyor pour le suivi des coûts;
- le Contract Manager pour le suivi du contrat;
- le responsable du planning et des achats;
- le Construction Manager.
Cette organisation est ainsi commentée par l'un de nos
interlocuteurs français:
"Les plus gros problèmes rencontrés sur ce chantier
tiennent aux différences fondamentales que l'on a entre Français et Anglais.
En France, on a l'habitude de se reposer sur des individus à qui l'on confie
des responsabilités très poussées. Ici, les gens se basent davantage sur le
système plutôt que sur les individus. Les responsabilités sont plus
éparses, plus divisées qu'ailleurs. Par exemple, il y a d'un côté un Planning
controller qui suit le déroulement du chantier dans le temps mais pour
tout ce qui concerne les dépenses, c'est le Quantity Surveyor! Cette
organisation est assez déresponsabilisante; elle entraîne une perte de
contact de chacun avec la globalité du chantier".
Ou encore:
"Les Anglais ont aussi une hiérarchie mais par
fonctions. On y voit rarement des décisions imposées. Pour prendre une
décision dans le système anglais, il faut le consensus auprès des
représentants de chaque profession. Or, nous sommes dans un contrat design
and construct, qui nécessite une vue globale pour parvenir à la fois à
la maîtrise des coûts et des délais. Mais pour cela le système anglais
n'est pas idéal. En revanche il fonctionne bien sur les contrats
classiques".
L'étonnement n'est pas moins grand du côté des Anglais
devant le mode de fonctionnement de l'encadrement français. Un responsable
britannique formulait ainsi les différences: "Comparatively with GTM,
Laing is more "team oriented". French are more hierarchical. We are
more prepared for brainstorming than our french colleagues". Parmi les
facteurs d'étonnement figure aussi la puissance de la position de l'ingénieur,
et les attitudes très révérencieuses constatées à son égard.
Le
système de rémunération
Parmi les sujets d'étonnement rencontrés chez les
Français, figure inconstestablement le système salarial anglais.
L'appréciation portée par nos interlocuteurs français est que ce système ne
pousse pas à la productivité. Ils mettent en avant, en particulier,
l'automaticité, l'homogénéité et l'égalité des traitements attachés à la
qualification. La contrepartie est l'absence de reconnaissance individualisée.
Même le système du bonus pratiqué sur ce chantier est uniforme pour une même
"qualification", autrement dit pour un même type de métier.
Selon les responsables britanniques, ce système de bonus
n'est pas courant. Considérant le niveau initial des salaires relativement bas,
les responsables au sein de la joint venture ont dû mettre en place un système
d'incitations, avec la fixation d'objectifs de production et de performances.
C'est le bonus scheme. Le coût en est estimé élevé d'autant plus que
le niveau du bonus a été relevé à la suite d'une grève de dix jours sur ce
chantier, les ouvriers avec leurs trade-unions réclamant un prix horaire
minimum de £5.
L'appréciation portée par nos interlocuteurs français est
que ce système incite surtout les ouvriers à faire des heures
supplémentaires. Mais il ne les incite pas forcément à être plus productifs,
ce qui supposerait, selon eux, d'individualiser davantage la production de
chacun et de définir le bonus non pas à partir du découpage en métiers mais
à partir de l'ensemble des tâches à exécuter. Les témoignages recueillis
font aussi état d'un très fort absentéisme: autour de 10 à 12% selon les
secteurs de travail. En revanche, le turn-over est très faible. "Les
gens disparaissent pendant deux à trois semaines, mais ils reviennent. Très
peu quittent le chantier".
La
représentation syndicale
Les syndicats sont représentés sur le chantier. D'après
nos interviews, il s'agit essentiellement de syndicats de métiers. En tous cas
sur Gwent, il y a plusieurs syndicats: "un par métier". De fait,
cette pression syndicale sur le chantier a contribué à faire relever le bonus
(cf. ci-dessus le système de rémunération). Au point que les responsables
français qui trouvaient les salaires ouvriers anglais, au départ, plus faibles
que ceux pratiqués en France, ont fini par constater que le niveau atteint par
les rémunérations dépassait les coûts prévisionnels par le biais du bonus.
La situation décrite est-elle propre à des grands chantiers
comme Severn Bridge? Ou renvoie-t-elle plus fondamentalement à des relations
industrielles différentes en Angleterre et en France? Dans tous les cas le
système de rémunération apparaît au cœur du système de relations
industrielles et les responsables français n'ont pu manquer de s'y intéresser.
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