L'entrée dans une période d'instabilité stratégique et institutionnelle
L'interface
entre le droit et l'économie
La
compétition entre acteurs et modèles d'organisations
L'intérêt de cette rapide rétrospective était d'illustrer
la rapidité avec laquelle se sont transformées les règles du contracting
system en France, et l'intérêt qu'il y a à lier systèmes juridiques et
stratégies-systèmes de relations entre les acteurs.
En résumé, il apparaît que le développement des
stratégies ensemblières des grandes entreprises sont relativement dépendantes
à la fois de l'environnement concurrentiel et de l'environnement
institutionnel. L'un et l'autre ont connu une accélération de leur rythme de
changement au cours des années 1980. Ce rapide exposé, centré sur cette
question particulière, ne prétend pas bien entendu, rendre compte du système
professionnel et institutionnel de la construction en France, ni épuiser tous
les aspects de l'analyse du contracting system. Son but était davantage
d'attirer l'attention sur les dynamiques du contracting system.
L'hypothèse que nous formulons est que l'enjeu majeur de ces
évolutions s'ordonne autour de l'activité de conception et des prétentions
concurrentes des différents acteurs à l'intégrer dans leur chaîne de valeurs
respective. Le point d'entrée qui nous est apparu le plus pertinent est celui
de l'interaction entre les stratégies des acteurs, en particulier, celui des
grandes entreprises, et les évolutions institutionnelles.
Cet examen de l'évolution récente des règles et procédure
régissant les relations entre les acteurs de la construction en France, nous
conduit à dégager trois grandes conclusions.
L'entrée dans une période
d'instabilité stratégique et institutionnelle
La première a trait à la grande instabilité dans laquelle
est entré le système de relations entre les acteurs avec la fin de la période
de croissance. D'une certaine manière, on peut dire qu'il y a "crise"
de la régulation de ces relations. Cette crise renvoie, bien entendu, aux
transformations de l'environnement économique (crise du financement public,
restructuration des marchés, redéfinition de la demande, aiguisement de la
concurrence etc..) et à ses mécanismes nationaux et internationaux. Mais elle
ne s'y réduit pas. Car elle renvoie aussi à deux autres phénomène liés à
ce contexte, mais qui impliquent davantage les représentations et formes
d'action des différents agents concernés. Il s'agit de:
- La crise de l'organisations de projet classique
. Conçue de manière
linéaire , séquentielle, et hiérarchique, cette organisation apparaît
profondément inadaptée aux nouvelles contraintes de l'environnement et dans
tous les cas, elle est remise en cause par les nouvelles représentations des
facteurs d'efficience et d'efficacité en univers incertain. Ceci vrai en
France, de manière évidente sur les grands projets, mais aussi sur les
opérations plus ordinaires de bâtiment. Le contracting system est
bien confronté aujourd'hui aux exigences de la gestion de projet. Or celle ci
appelle de nouveaux dispositifs cognitifs, qui se cherchent encore largement.
- La redéfinition des stratégies des acteurs
, qui visent à s'assurer
les moyens d'une maîtrise élargie sur le cycle de production à la fois pour
réduire les incertitudes du marché et pour améliorer leur position
concurrentielle.
Tandis que le premier élément milite en faveur de nouveaux
modes de coordination et de coopération entre les acteurs de la programmation,
de la conception et de la réalisation, pour faire face notamment à
l'incertitude qui marque désormais tout projet, le second nous rappelle que les
logiques économiques respectives des différents acteurs ne sont pas dénuées
de relations de pouvoir. Le pouvoir ne s'entend pas seulement ici des simples
jeux d'acteurs qui se développeraient dans les marges du système, comme l'ont
très bien défini Crozier et Friedberg (1977). Certes, ces jeux ont leur
importance et ils confèrent leur pleine validité aux courants contemporains
regroupés sous le terme de "l'économie des contrats". Mais le
pouvoir s'entend aussi ici du processus de "domination" par lequel
chaque acteur cherche à faire prévaloir sa propre logique sur celle de ses
partenaires ou à occuper une position prévalente dans le processus de
production. Et dans ce sens, les relations de pouvoir ne sont pas séparables de
la rationalité économique.
L'interface entre le droit et
l'économie
L'approche diachronique que nous avons cherché à
développer ici s'appuie sur une démarche qui vise à prendre en compte
simultanément la dynamique des évolutions juridiques, les cycles économiques
du secteur, et la dynamique des stratégies concurrentielles des acteurs.
Cette démarche nous semble réellement appropriée à la
compréhension des enjeux socio-économique que recouvrent les évolutions
juridiques. Elle met en évidence l'influence réciproque que le droit et
l'économie exercent l'un sur l'autre, pour réguler non seulement l'activité
du secteur mais aussi le positionnement des acteurs. C'est le interaction entre
ces deux domaines qui délimite en définitive, les orientations stratégiques
possible des acteurs. Aucun stratégie économique ne se révèle durable si
elle ne bénéficie pas d'un minimum de légitimité dans le milieu considéré.
L'accélération des évolutions juridiques au cours de ces dernières années
est fortement révélatrice d'un conflit de légitimité entre les acteurs et
les modèles d'organisation possibles au sein de la filière. A cet égard, le
domaine juridique apparaît comme à la fois comme un champ d'expression des
"rapports de force" entre les acteurs et comme un enjeu propre de ces
rapports de force, pour tenter de les transformer. Toutefois, ce que montre
aussi cette rapide évolution de l'environnement juridique, c'est bien que la
seule sphère juridique n'est ni le seul lieu ni le seul moyen de la légitimé;
mais que, dans le même temps, elle peut suffire à entraver et limiter le
pouvoir économique.
On vérifie bien sur la période étudiée, ce constat déjà
opéré par le passé selon lequel aucun acteur ne parvient vraiment et
durablement à dominer la filière. Mais on voit aussi comment c'est bien
l'interaction entre le droit et l'économie qui apparaît la variable
explicative centrale de cet état de fait. Ainsi, par exemple, tandis que la
logique économique semble favoriser, dans les années 1980, la montée du
pouvoir des entreprises plutôt que celle des professionnels de la conception et
de la maîtrise d'œuvre, la dynamique de l'évolution juridique après avoir
encouragé ce même mouvement, le stoppe et l'entrave à partir des années
1990, sans pour autant garantir que le nouveau positionnement des concepteurs
dans la filière s'accompagne d'un réel accroissement de leur pouvoir
économique. Dans tous les cas, elle souligne l'intérêt non seulement d'une
approche institutionnelle de l'activité économique, mais aussi de la
réintroduction des relations de pouvoir évacuées de l'analyse économique.
La compétition entre acteurs et
modèles d'organisations
La troisième conclusion est que ce conflit entre acteurs que
met en exergue l'analyse de l'évolution juridique est aussi, d'une certain
façon, un conflit entre modèles d'organisation : on peut grossièrement
opposer le modèle d'une organisation non intégrée et plus fortement
concurrentielle portée par les acteurs de la conception, dans une logique de
pouvoir d'expertise professionnelle, au modèle plus intégré ou
oligopolistique porté par les grandes entreprises, dans une logique plus
directement industrielle et financière. Ce conflit entre modèles
d'organisation se retrouve au niveau international, mais avec une ampleur
exacerbée, dans la mesure où la compétition entre modèles d'organisation se
double d'une compétition entre les régles du jeu conçues dans le cadre de
systèmes nationaux. C'est peut être ici que réside surtout l'intérêt d'une
comparaison des différents contracting systems nationaux: car, au delà
de leurs modalités de structuration spécifique, ils ont, dans la majorité
d'entre eux, été marqués par de fortes évolutions dont on retrouve peu ou
prou des éléments communs avec ceux qui sont au cœur de la compétition
internationale.
Corrélativement, une tendance à la diversité et à la
complexification des arrangements contractuels apparaît nettement, au niveau
national et plus encore au niveau international, notamment sur le marché des
grands projets. La montée des risques - qui accompagne le financement privé
des équipements publics - mais aussi la compétition/coopération entre les
systèmes socioprofessionnels, institutionnels, et juridiques différents se
combinent pour expliquer cette tendance à la complexification et à la
diversité des arrangements contractuels, autour d'une ligne de force que
représente l'extension du recours à la formule de la concession.
Il n'en pas été question dans ce chapitre, mais il est
clair qu'il s'agit là d'une formule capitale pour l'analyse des grands projets.
Or, les différentes études de cas laissent bien apparaître la diversité de
modalités de conception et d'application de la concession. Autrement dit, les
modalités de régulation des relations entre les acteurs sont aujourd'hui dans
une phase importante de transition dont l'issue n'est pas donnée d'avance.
La question ouvre, à notre avis, un large champ de recherche
jusqu'ici peu exploré.
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