APPRENTISSAGE VIA "CODESIGN" DANS LE SECTEUR DES INFRASTRUCTURES : LIMITES ET OPPORTUNITÉS D’UNE NOUVELLE APPROCHE


Dans le cadre de cette nouvelle approche, on part du présupposé que le rapport entre l'offre et la demande n'est pas limité à cause d'un problème d'information inégalement répartie entre les deux parties contractantes, mais que l'interaction des partenaires constitue une opportunité pour déclencher un processus d'innovation et parvenir à la création d’une nouvelle valeur.

Il s’agit donc d’activer un processus innovant, entre le client et le(s) fournisseur(s) qui permette de faire naître une valeur nouvelle qui peut être définie comme surplus relationnel directement fourni par l'interaction (Tracogna 1995). Cette valeur se crée grâce à l'acquisition de nouvelles connaissances qui permettront tout au long du processus de rendre le projet technologiquement plus performant d'un point de vue technologique et à mieux en définir la forme. Dans un second temps, l'administration se chargera de rédiger le contrat le plus avantageux, et l'imposera au contractant. Le problème qui reste posé concerne la mise en place des instruments nécessaires pour atteindre les objectifs fixés. Il s'agit alors de définir les outils opérationnels qui permettent la maîtrise de ce processus.

A ce propos, nous pouvons faire référence aux divers travaux effectués sur des thèmes comme les relations de fourniture dans les secteurs industriels, ou aux nombreuses études concernant la notion d'innovation. La plupart de ces travaux étudient les activités de co-design et de co-engineering ; deux activités qui représentent dans le secteur du BTP et dans d'autres secteurs industriels, les formes d'interaction plus concrètes entre le client et le contractant (Clark 1989 ; Clark et Fujimoto 1991 ; von Hippel 1988 ; Womack, Jones et Roos 1991).

Nous décrirons dans un premier temps, la relation contractuelle en soulignant les aspects les plus importants du rapport partenarial. L’approche traditionnelle reste la plus utilisée dans le secteur des ouvrages publics et est fréquemment utilisée dans d'autres secteurs industriels. Elle est caractérisée par la participation tardive du fournisseur au design de l'objet, et par la mise en place d'un dispositif de mise en concurrence. L’hypothèse de base part du postulat que le projet mis au point par le client représente la meilleure solution aux problèmes posés par les rapports de fourniture. C'est d’ailleurs dans ce contexte bien précis - que l’on pourrait qualifier de "fordiste" - que se situent les modèles microéconomiques exposés auparavant.

Dans le modèle de late involvement, les entreprises ne se bornent qu'à ratifier les choix techniques de l'administration. En revanche, dans le modèle de early involvement, client et fournisseur sont en relation tout au long du projet ; et le fournisseur participera à la conception du produit final et à la mise au point du projet définitif4. La participation du fournisseur au design ne peut pas seulement être prise en compte à partir du "timing" ; il nous faut, en effet, tenir compte d'une autre variable clé : la concurrence qui s'exerce entre les entreprises participantes (Bonaccorsi et Lipparini 1994 ; Asanuma 1985).

La compétition variera en fonction des entreprises qui se présentent. On peut distinguer deux cas de figures extrêmes :

  • le client invite à participer à l'appel d'offres le plus grand nombre possible d'entreprises afin d’activer la concurrence ;
  • le client décide de recourir directement à une entreprise sans lancer d'appel d'offres.

Nous constatons que le modèle traditionnel de "procurement" correspond au premier cas. Il part du présupposé que toutes les entreprises détiennent les compétences requises en la matière et que, par conséquent, la concurrence qui s'exercera entre ces dernières permettra de jouer sur l'abaissement des coûts. Dans ce modèle qui engage le mandataire dès la conception du projet, deux variables doivent alors être prises en considération : les coûts de négociation et le calcul du risque en termes de résultat. En premier lieu, la négociation entre l'administration et les fournisseurs potentiels ne se borne pas seulement à fixer un prix et à choisir l'entreprise qui affiche les coûts les plus bas. Au sein d'une relation industrielle qui englobe le co-design, les rapports sont bien plus étroits, et les coûts d'une négociation étendus à un grand nombre d'entreprises peuvent se révéler insoutenables. En second lieu, plus l'engagement du mandataire augmente durant l'exécution du projet, plus la confiance en ce dernier augmente, étant donné qu’il devra assurer la performance globale du design jusqu'à l'exécution de l’ouvrage.

Ces deux éléments soulignent l'avantage de réduire le nombre des concurrents. Ils doivent être préalablement sélectionnés sur la base de leurs capacités techniques et des prestations économiques. En d'autres termes, l'intérêt à accroître la concurrence entre les entreprises participantes devient insignifiant, si l'ont tient compte des compétences que les entreprises devront faire valoir durant la mise au point et l'exécution du projet.

La figure 5 représente un schéma qui synthétise les formes d'interaction possibles entre l'offre et la demande en fonction de ces deux variables clés. Le modèle évolutif se situe bien entendu à l'opposé du rapport de "procurement" traditionnel : l'efficience ne s'obtient pas à partir d'une mise en concurrence entre le plus grand nombre possible d'entreprises sur la base d'un projet parfaitement défini, mais à travers une compétition plus limitée entre un nombre de concurrents présélectionnés dont le client connaît la fiabilité et les compétences techniques. Les entreprises ont des réactions et stratégies différentes.

Très souvent, la participation à des processus de codesign implique des coûts importants qui, au sein d’un dispositif de type concurrentiel pourraient se révéler définitifs et irrécupérables (sunk), puisque la victoire n'est pas acquise. L’importance des coûts irrécupérables liés à l’activité de codesign est un critère important pour comprendre l’efficacité de la procédure mise en place. Il est évident que plus les coûts augmenteront, plus les fournisseurs jusqu'alors intéressés diminueront par un manque de motivations liées au projet, ou parce que les prix proposés sont jugés insatisfaisants. Si au contraire, l’activité de codesign n'implique pas de coûts trop importants, les modalités de sélection peuvent être efficacement gérées à partir de la mise en place d'un dispositif de type concurrentiel plus restrictif par rapport aux modèles précédents.

D'un point de vue opérationnel, la division du projet en diverses séquences ou parties technologiquement indépendantes s'avère stratégique pour permettre une approche de ce type. La réduction des coûts irrécupérables permet de conjuguer l'activité de codesign et un modèle d'appel d’offres concurrentiel. L'équilibre de l'administration est atteint lorsque le coût marginal de coordination des entreprises rejoint l'avantage marginal lié à la mise en concurrence des entreprises.

Deux questions demandent à être approfondies : le respect du contrat et la formation de rentes. Si le client ne contrôle pas la totalité du projet et qu'il ne se préoccupe que des résultats finaux, il court le risque qu'il se forme une rente de situation due à une asymétrie de l'information liée non seulement à l’impossibilité d'évaluer les efforts accomplis par le fournisseur mais à l'incapacité de pouvoir juger les procédés technologiques adoptés et le processus de production mis en œuvre.

Dans les secteurs industriels une solution consiste à recourir à une multiplicité de fournisseurs (multiple sourcing) : la présence de nombreux fournisseurs permet d’éliminer le risque moral typique de ces situations de quasi-monopole, et permet ainsi, de façon constante, d’établir une confrontation qui permet d'évaluer la performance de chacun des fournisseurs, sans forcément connaître en détail la technologie adoptée.

Ce modèle est malheureusement inapplicable dans le secteur du bâtiment et des travaux publics étant donnée l’impossibilité technique et économique d'apporter des changements en cours de réalisation des travaux. Dès qu’un projet démarre, la substitution de l’entreprise chargée des travaux reste une opération techniquement compliquée, qui comporte des délais très importants et qui implique des surcoûts notoires. Nous retenons par conséquent que la possibilité de mettre en compétition plusieurs fournisseurs n’est pas envisageable.

Il faut donc se résigner à accepter cette limite et définir les caractéristiques d'une stratégie optimale. Deux problèmes fondamentaux se présentent. Le premier problème concerne l'appropriation par le client de l'innovation technique proposée par le fournisseur. Le contrôle n'adviendra pas seulement sur les résultats obtenus mais tout au cours du processus : le client contrôle le fournisseur en mettant au point dès le départ un système de pratiques et de procédures codifiées et non grâce à l'inspection systématique du chantier. D'un point de vue fonctionnel, ce contrôle sur les standards de qualité et les techniques du Total Quality Management permettent d'obtenir une certaine efficience.

Le second problème posé concerne la forme du contrat. Le cadre théorique présenté auparavant permet d'apporter une solution. On peut supposer que le processus d’interaction tend à réduire au minimum les risques liés à l’exécution des travaux : le fournisseur propose au client un ensemble de prescriptions techniques complètement maîtrisables, et parfaitement adaptées à ses compétences et à ses ressources. Mais rappelons à ce sujet que par la nature prototypique du bien échangé et des conditions matérielles liées à l'exécution du projet, le secteur du BTP est un secteur qui comporte de hauts risques. Le contrat à prix fixe ne représente donc pas la formule la plus avantageuse pour obtenir des résultats optima.

Si les deux parties reconnaissent que le paramètre de l’incertitude demeure important, bien que le projet final constitue l’aboutissement d’un processus de codesign, la solution pourrait consister en un contrat à prix fixe qui contienne des clauses permettant de revoir la négociation sur certains chapitres de coûts bien définis. Ce type de contrat, dont la philosophie reflète celle des contrats à "incentive", a l’avantage de mettre en évidence tous les points qui présentent un fort degré d’incertitude et permet ainsi une négociation plus transparente.

La participation des entreprises dès les premières phases du projet, le découpage de celui-ci en différentes sections afin de favoriser la concurrence, l'appel d’offres concurrentiel pour un nombre restreint d'entreprises présélectionnées, et la mise au point d’un contrat à prix fixe contenant des clauses de renégociation, constituent les éléments d’une stratégie qui se base sur un processus d’apprentissage à partir de l’activité de codesign, capable de transformer le problème de l’efficience, d’un problème d’exécution à un problème avant tout de coopération.