MAÎTRISE DE LA TECHNOLOGIE ET PROJET OPTIMUM : LES LIMITES DE L’APPROCHE MICRO-ÉCONOMIQUE

L'analyse empirique, en revanche, met en évidence que, très souvent, le contrat ne représente pas l’instrument grâce auquel les administrations parviennent à maîtriser l'incertitude liée à la réalisation des infrastructures. Nous verrons également que dans les deux cas considérés, le contrat est l'aboutissement d'un processus d'interaction entre les services techniques administratifs et les entreprises chargées de la réalisation des travaux. Les travaux théoriques de la microéconomie soulignent l’importance que peut revêtir le dispositif combiné appel d’offre/contrat pour atteindre l’objectif de l’efficience. En revanche, l'analyse empirique démontre que les administrations ne parviennent pas à maîtriser complètement l'incertitude liée à la réalisation des infrastructures exclusivement à partir du contrat.

Nous notons paradoxalement que bien qu'une partie importante de la recherche en économie étudie certains aspects tels que la forme des contrats et les modalités de sélection des entreprises, l’évidence empirique démontre que ces aspects ne sont pas perçus comme prioritaires par les services techniques des administrations.

La complexité des instruments mis à disposition par la théorie normative pour résoudre le problème principal/agent pourrait fournir une explication (Arrow 1985). Si l'on tient compte de la complexité des formes de rémunération proposées par les modèles théoriques et de la nature apparemment peu transparente de certains systèmes d'appel d'offres, on pourrait être tenté d'attribuer l'écart obtenu entre les travaux théoriques fournis et la mise en pratique de ce mécanisme à l'incapacité des administrations à recourir à des instruments complexes.

Cette explication ne nous semble pas pour autant suffisante. Nous notons par ailleurs que des formes contractuelles de type incentive ont été mises en place dans d’autre secteurs économiques ; ce qui démontre qu'il existe dans ce domaine de nombreuses expériences auxquelles il est possible de se rapporter3. On tentera par conséquent de démontrer que l'approche principal/agent rend difficile la prise en compte de certains aspects concernant les processus de réalisation des ouvrages publics qui sont au centre de la question liée au problème économique du procurement.

La perception différente qu'ont les théoriciens de la microéconomie et les responsables techniques administratifs de la notion d'incertitude représente un problème crucial. Pour les théoriciens, l'incertitude est liée à un problème de distribution de l'information qui se réfère essentiellement aux coûts attendus par les entreprises et aux efforts que l'entreprise sélectionnée déploie pour réaliser les travaux.

Le dispositif mis en place par la théorie économique, conformément à ce schéma, a comme objectif d'obliger les entreprises à révéler les coûts effectivement attendus et à les inciter à déployer tous les efforts nécessaires pour réaliser l'ouvrage dans les coûts prévus. Rappelons à ce propos l'intérêt de l’administration à mettre en place des formes de rémunération qui obligent l'agent à révéler des informations stratégiques, et à maximiser tous les efforts nécessaires pour exécuter les tâches prévues par le contrat.

En revanche, nous pouvons constater que pour les administrations publiques, l'incertitude ne se borne pas seulement au paramètre "informationnel". D'autres facteurs entrent en jeu. L'incertitude comprend aussi bien l'information concernant l'achat des matières premières et produits, que l'emploi des technologies nécessaires à la réalisation du projet et tous les aspects liés à la réalisation de l'ouvrage. Les services techniques des administrations sont pleinement conscients que tout type d'innovation peut contribuer à élever l'efficacité et/ou l'efficience du projet.

L'analyse de ce type de projet nous révèle les limites de l'approche microéconomique, qui part du principe que l'administration peut se présenter à l'appel d'offres avec un projet optimum, c'est-à-dire parfaitement détaillé et capable d'intégrer les technologies les mieux adaptées aux performances requises. En réalité, les administrations savent la plupart du temps que le projet présenté au moment de l'appel d'offres n'est qu'un projet satisfaisant, qui s'avère limité en termes de design et de technologies employées.

Nous pouvons dès lors affirmer que le principe de base qui conditionne l’approche microéconomique repose sur une conception différente de la diffusion de la technologie au sein des secteurs économiques. L’approche traditionnelle part du principe qu'il se produira, dès le départ, une parfaite diffusion de l'innovation technologique, qui sera immédiatement connue de tous et qui se diffusera à tout le secteur, en s'appliquant directement aux processus de production des biens (Amendola et Gaffard 1988). Cette approche traditionnelle a été sérieusement remise en question ces dernières années. Il s'est opérée une prise de conscience que les entreprises n’agissent pas à partir de processus parfaitement efficients, mais plutôt à travers des "routines" (Nelson et Winter 1982) qui visent à obtenir des solutions satisfaisantes et non optimales (Simon 1959). Ceci a permis de ne plus concevoir l’innovation comme un processus immédiat mais comme un processus séquentiel.

Les théoriciens de la microéconomie acceptent de se confronter à un système d'échanges où l'information est un bien rare et inégalement distribué, mais ils ne renoncent pas à mettre au point leurs modèles et partent du principe que la technologie est parfaitement connue et maîtrisée par tous les agents économiques qui travaillent dans un certain secteur. L’évidence empirique confirme en revanche que certains sujets agissent en étant conscients d’être acteurs en matière d'innovation technologique : ils doivent par conséquent mettre en place des procédures innovantes pour atteindre un niveau d’efficience supérieur. L'incertitude gérée par les administrations ne se limite donc pas à des informations précises, liées aux procédés d'exécution du bien, mais concerne la définition exacte de ce dernier, les technologies qui seront nécessaires à sa réalisation et le niveau des performances globales que l'infrastructure sera capable d'assurer.

Nous notons à ce sujet que les modèles microéconomiques n'affrontent qu'une partie du problème. Lorsque l’agent public se trouve dans la situation où il a en charge la réalisation et l’exécution d’ouvrages complexes et qu’il ne possède pas l’expérience requise, les modèles microéconomiques ne lui permettent pas d’apporter une réponse adéquate, car ils ne traitent qu’une partie du problème posé aux administrations. Dans la perspective des théoriciens microéconomiques, il suffit de résoudre le problème de la répartition asymétrique de l'information. Il s'agit, en général, d'opter pour un "mécanisme de rémunération particulière - en définitive, un système spécifique de formation des prix" qui permet "de résoudre l’ensemble des problèmes inhérents aux asymétries informationnelles auxquelles les agents économiques doivent faire face lorsqu’ils coopèrent" (Brousseau 1993 p. 40). Pour l’agent public, outre le problème concernant l'asymétrie des informations, le problème clé à résoudre est celui de la distribution et de la production de connaissances pour accroître l'efficacité et/ou l'efficience de l'ouvrage que l'administration souhaite réaliser.

Dans les deux approches étudiées, la forme du contrat revêt une importance différente. Le problème des coûts n’est pas seulement lié à la mise en place d’un contrat efficient, mais prend également en compte d'autres paramètres tels que les améliorations apportées au projet de base ou la présentation de solutions alternatives au projet de base.

En conclusion, la limite principale de l'approche microéconomique néoclassique repose sur une hypothèse de diffusion de la technologie qui n'est plus acceptable. Lorsque que le client public prend conscience de la nature satisfaisante et non optimale des solutions proposées, le problème devient alors plus complexe.

Il s'agit d'activer un processus de learning - une routine de recherche, selon l’expression de Nelson et Winter (1982) - qui permette d'améliorer la performance et l'économie de l'ouvrage via l'apprentissage technique et gestionnaire. L'efficience n'est plus seulement une question liée aux informations stratégiques inégalement réparties entre les partenaires, mais elle se conjugue au besoin d'enclencher un processus de production innovante et de mise en commun de nouvelles connaissances durant la transaction. Les travaux de la microéconomie ont travaillé minutieusement sur un thème qui ne résoud qu’une partie du problème posé. Pour affronter le problème principal : la création de la valeur via l'apprentissage, nous nous reporterons à d’autres domaines de la littérature économique.