LES APPORTS DE L'APPROCHE INSTITUTIONNELLE


Enfin, il semble que l'analyse des stratégies d'entreprise sur les grands projets européens ne peut faire abstraction des facteurs "institutionnels", tels que la politique de la concurrence et ses différentes conceptions dans chacun des pays et au niveau communautaire. L'importance de cette donnée a clairement été mise en évidence par Fligstein (1990) lorsqu'il explique les trajectoires des grandes firmes américaines en relation avec les modifications des facteurs "institutionnels", à commencer par la politique de concurrence.

L'analyse de Fligstein repose sur deux concepts clés :

  • Celui de "champ organisationnel", délimité par les initiatives des firmes et par les représentations qu'elles se font de leurs concurrents. Le champ organisationnel a donc à la fois une dimension objective (nature des produits, localisation des marchés, compétences de la firme) et c'est en même temps un espace construit par des stratégies d'acteurs. De fait, on peut rapprocher la notion de "champ organisationnel" chez Fligstein à ceux de secteur, comme arène de concurrence, et de groupe stratégique chez Porter.
  • Le concept de "contrôle", celui-ci s'entendant comme le mode de stabilisation externe des relations concurrentielles.

En s'appuyant sur l'étude du comportement concurrentiel des 1.000 plus grandes firmes américaines depuis 1880, Fligstein dégage quatre modes principaux de contrôle qui se sont succédés aux États-Unis:

  • Le contrôle direct (de la fin de la guerre de Sécession à la première guerre mondiale), où pour assurer la stabilité de leur organisation en l'absence de toute régulation étatique, les firmes ont développé essentiellement des stratégies de prédation à l'égard de leurs concurrents, aboutissant à l'élimination, à la cartellisation ou à la monopolisation. "L'objectif est d'instaurer des barrières anticoncurrentielles non dérivées d'un avantage compétitif" (Batsch, 1994). Les figures du "contrôle direct" évoquent celles des gangs. Ces actes de prédation ont suscité les mesures antitrusts.
  • Le contrôle industriel (de la première guerre mondiale à la crise des années 30) vise à stabiliser le champ organisationnel par un contrôle de la production qui ne doit connaître aucune interférence avec les concurrents. Il s'appuie sur des stratégies d'intégration amont et aval, plus efficace du point de vue des coûts de production. "Il s'agit toujours de dresser des barrières protectrices, mais fondées sur un écart concurrentiel" (Batsch, 1994).
  • Le contrôle commercial (de la grande crise aux années 1960) est lié à l'avènement du marketing et des politiques de différenciation des gammes et des produits. La protection contre la concurrence s'appuie sur un avantage-qualité plus que sur un avantage-coût. Les stratégies sont orientées vers la concurrence non prédatrice. La publicité fut la principale voie choisie pour accroître le marché, stimuler la croissance et se démarquer des concurrents. Le champ organisationnel des grandes firmes se transforma, en se déplaçant des champs basés sur les produits (contrôle industriel) vers des champs basés sur des industries entières incluses dans le périmètre de diversification.
  • Le contrôle financier (à partir des années 60) marque la dernière évolution des conceptions du contrôle. Caractéristique de la grande firme moderne, le contrôle financier met l'accent sur le contrôle par le biais d'outils financiers qui mesurent la performance à travers le taux de profit. Les entreprises sont perçues comme des ensembles d'actifs affectés de R.O.I. différents et non plus comme des productions de marchandises. Les stratégies sont alors la diversification par fusions, l'accroissement de la valeur de l'action, le désendettement. Les rachats de l'entreprise par les salariés (RES, correspondant plus ou moins au Leverage buy out), les restructurations de groupes reflètent la conception financière de la firme.

Fligstein montre comment l'attitude des pouvoirs publics et en particulier la politique antitrust américaine ont été déterminantes pour assurer le passage d'un mode de contrôle à un autre. Ainsi, le Sherman Act de 1890 a dissuadé les firmes de développer leurs ententes anticoncurrentielles et les a contraintes à rechercher le même résultat mais par d'autres moyens. D'où le mouvement de fusions mais aussi la rationalisation et l'intégration des activités dans des structures fonctionnelles unitaires. La résurgence d'un climat antitrust (loi Celler-Kefauver, 1938-1950) fera à son tour obstacle à la concentration au sein d'une même branche et poussera les entreprises à se diversifier sur le mode de la croissance conglomérale.