LA MONDIALISATION DE L'ÉCONOMIE ET LE DÉVELOPPEMENT DES JOINT-VENTURES
Globalisation, mondialisation et internationalisation: les ruptures des années 1980
Les transformations de l'entreprise multinationale et des groupes industriels et financiers
La mondialisation de l'économie et les stratégies concurrentielles
Les transformations de l'entreprise multinationale et des groupes industriels et financiers

L'analyse des stratégies d'entreprises sur les grands projets européens réalisés en joint-ventures doit être aussi rapportée aux apports de l'économie industrielle sur la mondialisation de l'économie, ses manifestations et ses incidences sur les investissements et les stratégies concurrentielles des grands groupes industriels.

D'une certaine manière, on peut dire que la "globalisation" ou la "mondialisation" de l'économie – ainsi que le mouvement propre de la mondialisation financière – ont contribué à déplacer les lieux et les objets de la concurrence et à transformer les conditions de valorisation des capitaux. L'évolution même des groupes industriels explique les modes d'adaptation des stratégies concurrentielles à ce nouveau contexte. Les joint-ventures, comme formes de rivalité et d'alliance, de concurrence et de coopération entre entreprises, prennent sens rapportées ces évolutions.

Je propose donc de présenter brièvement à grands traits :

  • les changements caractéristiques de la "globalisation" ou de la "mondialisation" de l'économie ;
  • les transformations des structures et des formes de concurrence, avec l'oligopolisation croissante des grandes industries ;
  • les révisions dans les stratégies des firmes ;
  • les conséquences sur la redéfinition du concept de "groupe" et sur l'évolution des entreprises multinationales.

Globalisation, mondialisation et internationalisation: les ruptures des années 1980

Le passage, depuis la fin des années 1980 et dans la perspective du marché unique européen, à un processus d'internationalisation différent du processus plus traditionnel des exportations, a pu être dégagé dans le cas du secteur de la construction (Beckouche et al 1992). Ainsi, le secteur du BTP n'échapperait pas au mouvement général d'évolution des formes d'internationalisation, lié à ce que certains appellent la "globalisation" et d'autres la "mondialisation" de l'économie.

Le terme de "globalisation" est apparu au début des années 1980 aux Etats-Unis dans les Business Schools avant d'être popularisé par les ouvrages et articles de consultants (Ohmae, 1985 et 1990 ; Porter, 1986). La globalisation vise tantôt les développements nouveaux des stratégies internationales rendus possibles du fait de la libéralisation des marchés financiers et de la déréglementation; tantôt les coopérations internationales nouvelles, portées par le "techno-globalisme" dans un monde sans frontière et entre des grands groupes "sans nationalité". Le concept conserve donc un certain flou. C'est pourquoi, certains lui préfèrent le terme moins ambitieux de "mondialisation" (Chesnais 1994).

Mais, tous soulignent le rôle déterminant de la libéralisation des marchés financiers dans ce processus. Pourtant, on note encore peu d'études sur le lien qui s'opère entre ce phénomène et les autres phénomènes qui s'expriment sur les marchés, dans le monde industriel, au niveau des modes de production et d'échange.

Selon l'OCDE, les principaux facteurs qui ont accéléré les changements dans les formes de l'internationalisation, pendant les années 1980, sont au nombre de deux. Il s'agit de la dérégulation financière assortie bientôt de la globalisation financière, et des nouvelles technologies agissant à la fois comme condition permissive et comme facteur d'intensification de cette globalisation. Comparativement aux périodes précédentes où l'expansion internationale s'était faite surtout par échange, elle s'accomplit ensuite par un investissement direct international et la collaboration interentreprise.

"Les stratégies internationales du passé, fondées sur les exportations, ou les stratégies multidomestiques, reposant sur la production ou la vente à l'étranger, font place à de nouvelles stratégies qui combinent toute une gamme d'activités transfrontières : exportations et approvisionnements à l'étranger, investissements étrangers et alliances internationales. Les entreprises qui adoptent ces stratégies peuvent tirer profit d'un degré élevé de coordination, de la diversification des opérations et de leur implantation locale" (OCDE 1994).

Les traits distinctifs de la mondialisation se situent donc désormais moins au niveau des échanges qu'au niveau des entreprises, donc du capital. Pour Chesnais, la mondialisation est le résultat conjoint de la longue phase d'accumulation ininterrompue représentée par les "Trente Glorieuses", d'une part, et des politiques de libéralisation, de privatisation, de déréglementation et de démantèlement des conquêtes sociales appliquées depuis le début des années 1980, sous l'impulsion des gouvernements Thatcher et Reagan. Conçue comme une phase spécifique du processus d'internationalisation du capital, la mondialisation se caractérise par les traits suivants :

  • "L'investissement direct à l'étranger (IDE) a pris le pas radicalement sur les échanges dans le processus d'internationalisation; son rôle est au moins aussi important dans les services que dans le secteur manufacturier.
  • L'IDE est marqué par un degré élevé de concentration au sein des pays avancés, notamment ceux de la Triade (Europe, États-Unis, Japon), pour reprendre l'expression d'Ohmae.
  • Les échanges intra-sectoriels sont devenus la forme dominante du commerce extérieur. Ils sont façonnés par les échanges intra-firmes, dans le cadre des marchés privés internes des entreprises multinationales, ainsi que par des approvisionnements internationaux en intrants et en produits finis organisés par les groupes.
  • L'intégration horizontale et verticale des bases industrielles nationales séparées et distinctes est en cours du fait de l'IDE. Les entreprises multinationales tirent simultanément avantage de la libéralisation des échanges, de l'adoption des nouvelles technologies et du recours aux nouvelles formes de gestion de la production (le "toyotisme").
  • Les exigences de proximité de la production toyotiste et les opportunités offertes par les grands marchés continentaux, de même que les contraintes de proximité du marché final de la concurrence oligopolistique, expliquent la régionalisation des échanges aux trois pôles de la Triade.
  • Les groupes industriels tendent à se réorganiser en "firmes réseaux". Les nouvelles formes de gestion et de contrôle, faisant appel à des modalités de sous-traitance complexes, visent à aider les grands groupes à réconcilier la centralisation du capital et la décentralisation des opérations en exploitant les opportunités offertes par la télématique et l'automatisation.
  • Le degré d'interpénétration entre les capitaux des différentes nationalités s'est accru. L'investissement international croisé et les fusions-acquisitions transfrontières engendrent des structures d'offre très concentrées au plan mondial.
  • Il y a eu émergence, sur cette base, d'oligopoles mondiaux dans un nombre croissant d'industries. Formés surtout de groupes américains, japonais et européens, ils délimitent entre ceux-ci un espace de concurrence et de coopération privilégié. Celui-ci est défendu contre l'arrivée de concurrents nouveaux extérieurs à la zone OCDE, au moins autant par des barrières à l'entrée de type industriel que par des barrières commerciales régies par le GATT.
  • La montée en force d'un capital très concentré conservant la forme "argent" et qui a favorisé, à son grand profit, l'émergence de la "globalisation financière" a accentué les traits financiers des groupes industriels et imprimé une logique financière au capital investi dans le secteur manufacturier et les services.
  • Le mouvement de mondialisation est "excluant". A l'exception de quelques nouveaux pays industrialisés (NPI), un mouvement très net tendant à marginaliser les pays en développement (PED) est en cours. Ce mouvement a été marqué dans les années 1980 par un net recul des IDE et des transferts de technologie en direction des PED, de même que par un début d'exclusion du système des échanges de beaucoup de pays producteurs de produits de base" (Chesnais 1994 pp. 23-24).

Dans le mouvement de mondialisation ainsi décrit, l'une des questions est de savoir si le secteur de la construction devient à son tour une industrie internationalisée ou s'il se limite, plus modestement, au fonctionnement d'une industrie multi-domestique.


La transformation des structures et des formes de concurrence: rivalité et coopération dans un contexte d'oligopolisation

Avec la mondialisation de l'économie, c'est bien le paysage d'ensemble qui a changé. L'une des évolutions caractéristiques est bien, selon de nombreux auteurs, l'oligopolisation croissante des grandes industries.

Pour caractériser les mutations de la concurrence, de Montmorillon (1986) propose de partir de la logique de la transaction dégagée par Williamson et de caractériser la concurrence moins à partir du produit échangé qu'à partir de la transaction qui lie l'offreur et le demandeur. Selon cet auteur, la concurrence ne peut plus être appréhendée à partir de la notion de produit, elle doit l'être à partir de la notion de transaction. Il propose alors de classer les transactions selon les "caractéristiques de l'investissement", celui-ci pouvant être "non spécifique", "moyennement spécifique, "fortement spécifique". En combinant cet aspect avec celui de l'intégration de la fonction de distribution, de Montmorillon dégage quelques situations concurrentielles-types qu'il dénomme : "concurrence de projet" (forte intégration de la distribution et forte spécificité de la transaction), "concurrence grand public ou médiatisée" (faible intégration de la distribution et faible spécificité de la transaction), et "concurrence de réseau" (situations intermédiaires).

Au sein de chacune de ces situations, c'est le petit nombre qui apparaît le plus fréquent; ainsi, en cas de concurrence de projet, l'offre est généralement concentrée entre les mains de quelques groupes capables de proposer la panoplie complexe des compétences nécessaires aux demandeurs (qui, du reste, procèdent souvent par appel d'offres). C'est ce petit nombre de concurrents qui explique qu'ils peuvent être aussi partenaires. Dès lors, la structure de marché apparaît de plus en plus organisé par les firmes et sans doute de moins en moins contestable. A partir du moment où cette oligopolisation remet en question la théorie des "marchés contestables" (Baumol et al 1982). La réflexion sur le "groupe" peut être enrichie par une réflexion sur le lien entre structure de marché et structure d'organisation. A la lumière de la théorie du "marché contestable", les stratégies de partenariat et de coopération prennent une importance toute particulière : elles permettent non seulement de faire jouer les synergies techniques et organisationnelles pour mieux dominer les coûts de production; mais en contrariant la libre entrée sur le marché et en limitant les incursions, elles permettent de gérer la concurrence.

Certains n'hésitent pas à parler "d'oligopole mondial". La notion d'oligopole mondial renvoie à ce que Ohmae (1985) a nommé la Triade. Ce terme se réfère aussi au mode principal actuel d'organisation des relations entre les très grandes firmes. Il se définit moins comme "une forme de marché" ou une "structure d'offre", mais davantage comme un "espace de rivalité" industrielle. L'espace est un lieu de concurrence féroce mais aussi de collaboration entre groupes.

Pour une part, la mondialisation de l'économie, par le biais des investissements croisés qui ont suivi la libéralisation des échanges, a mis à mal les barrières industrielles protégeant les positions des oligopoles nationaux. Cette question est particulièrement sensible pour les Etats-Unis, sous l'influence de la concurrence japonaise et on y compte de nombreuses études qui mettent l'éclairage prioritaire sur le décloisonnement de l'oligopole américain.

En France, la revue Economies et Sociétés a publié un numéro spécial important sur la théorie de l'oligopole. Dans sa contribution, Humbert préfère la notion de "concurrence systémique" à celle d'oligopole. Il estime en effet, que, compte tenu du déclin de la domination des oligopoles américains, l'irruption des Japonais, le changement technologique et l'incertitude accrue, l'étude des nouvelles stratégies des grands groupes suppose que soit "abandonnée une problématique réduite aux structures pour l'étendre au fonctionnement, ce qui s'appelle une approche systémique" (Humbert 1990 p 256). De fait, quelle que soit la terminologie employée, il ressort que c'est désormais "l'interactivité des stratégies" qui constitue l'essence de l'oligopole. Certains des traits caractéristiques de l'oligopole mondial se rapprochent de ceux auxquels Humbert accorde le terme de "concurrence systémique".

Les industries caractérisées par des structures d'oligopole mondial sont celles où les "césures fortes dans la chaîne globale de dépendance réciproque" entre les oligopoleurs ont fait place à une situation dans laquelle "l'interdépendance" entre oligopoleurs transcende bel et bien les frontières nationales. Le caractère oligopolistique de la concurrence implique la dépendance mutuelle de marché ainsi que l'institution de formes combinées de coopération et de concurrence entre les "vrais rivaux". L'arène est mondiale. Mais c'est en exploitant de leur mieux les disparités nationales, et au besoin en les reconstituant, que les oligopoles mènent la concurrence.

On a pu observer, dans la perspective du marché unique européen, le développement des investissements croisés. Ce phénomène accompagne la mondialisation de l'économie. Il se réfère à l'évolution des structures de concurrence et aux formes de compétition entre oligopoles. L'investissement croisé correspond à deux impératifs : les impératifs de la concurrence par différenciation du produit, caractéristique de l'oligopole, et les impératifs nouveaux propres à la rivalité au sein de l'oligopole international. Les stratégies de différenciation de l'offre n'ont jamais pu être menées très efficacement de loin.

Les positions d'un groupe au sein du tissu productif et du marché privilégié de ses rivaux manifestent ses capacités à mener une concurrence oligopolistique proprement "globale". Ainsi la notion de "réaction oligopolistique" (Knickerbocker 1973; Caves 1974) peut être étendu à l'investissement international croisé (Graham 1985 et 1990). C'est uniquement en se montrant capable d'envahir le pays d'origine des firmes qui ont porté la rivalité oligopolistique chez lui qu'un membre d'un oligopole national peut espérer sauvegarder ses positions.

Un large consensus s'est opéré autour de la proposition d'Ohmae (1985) quant à la nécessité pour tout vrai rival d'être un "global insider", c'est-à-dire un concurrent qui a pied dans chacun des trois systèmes de production et marchés triadiques. Aujourd'hui, "l'invasion réciproque" (Erdilek 1985) représente un moyen central de la concurrence entre membres des oligopoles mondiaux.

A côté de ces rivalités, se sont développées également des pratiques d'alliance. Les "alliances stratégiques", par exemple, désignent les accords de coopération portant sur la technologie, constitués au sein des oligopoles entre grands groupes. On les distingue ainsi des coopérations technologiques que les grands groupes industriels organisent chacun pour leur compte, avec des firmes ou des organismes moins puissants financièrement.

Les alliances forment ce que Delapierre et Mytelka (1988) nomment les "réseaux" qui constituent l'oligopole proprement dit, par l'organisation de l'ensemble des activités au travers du tissu des relations contractuelles entre ses membres. Le partage des coûts astronomiques de la recherche-développement, ainsi que l'échange de connaissances technologiques, par échanges croisés et d'autres formules, servent de fondement à un pourcentage important d'alliances. Mais les dispositions concernant la commercialisation y occupent aussi une place importante. Certaines études d'économie industrielle n'hésitent pas à utiliser les termes de "coalitions" (Porter et Fuller 1986) ou de "collusions" (Jacquemin 1985 et 1987) en parlant des alliances stratégiques entre firmes. Mais ces collusions ou coalitions ne sont pas stables; elles n'excluent pas la concurrence la plus féroce entre coalisés, soit après la dissolution de l'alliance, soit même au cours de sa mise en œuvre.

Ainsi, la relation entre les groupes oligopolistiques combine une dimension de concurrence et de coopération. Les accords ou partenariats entre firmes presque égales ou ceux conclus par des entreprises multinationales plus modestes qui luttent pour s'ouvrir les marchés oligopolistiques mondiaux dominés par les entreprises bien établies doivent être perçus comme le prolongement de la concurrence mais par d'autres moyens. Par rapport aux Joint-Ventures classiques, les alliances stratégiques ne sont pas nécessairement conçues pour durer. Le problème crucial des partenariats stratégiques est souvent celui de l'équilibre précaire des rapports de force entre partenaires et la menace de l'empiètement d'un partenaire sur l'autre.

Porter et Fuller ont ainsi proposé une typologie du choix de l'allié et des motifs qui poussent à l'alliance :

  • la possession d'une source convoîtée d'avantages compétitifs ;
  • une complémentarité;
  • une identité de vue concernant les stratégies internationales ;
  • un faible risque à devenir concurrent dans le domaine même de la coopération;
  • une compatibilité des structures organisationnelles;
  • la nécessité de s'associer avant que cela soit le fait de firmes rivales.

La mondialisation de l'économie et les stratégies concurrentielles

Cette notion d'interdépendance entre rivaux est présente chez Porter, à travers la notion "d'industrie globale". Dans son ouvrage de 1986, Porter se réfère de façon répétée à l'existence "d'industries globales". Une industrie globale serait "une industrie dans laquelle la position concurrentielle d'une firme dans un pays est influencée de façon significative par sa position dans d'autres pays et vice et versa" (1986, p. 17).

Il établit pourtant une distinction entre les situations où "l'industrie internationale est une collection d'industries essentiellement domestiques – d'où le terme "multidomestique" – et les cas où l'industrie nationale n'est plus simplement une collection d'industries domestiques, mais une série d'industries liées entre elles, interconnectées, dans laquelle les rivaux se font une concurrence vraiment mondiale" (ibid, p. 18).

Trois niveaux essentiels sont à considérer. Le premier niveau est celui des "avantages propres au pays d'origine", ceux que chaque rival tire de son appartenance nationale. Le deuxième niveau concerne l'acquisition des intrants stratégiques à la production ; ce sont d'abord les matières premières stratégiques souvent situées, comme par le passé, à l'extérieur de la zone OCDE. Il y a ensuite les intrants scientifiques et technologiques, cette fois situés dans les pays de l'OCDE. L'interpénétration toujours plus étroite entre la science et l'activité économique fait de l'identification de ces intrants et de leur acquisition par des "accords de coopération technique" ou des opérations d'intégration verticale en amont, une composante de la stratégie technologique des groupes. Il s'agit du champ où la concurrence entre les groupes est vive, mais où leur collaboration mutuelle est aussi très importante.

Le troisième niveau est celui des "activités courantes", mais décisives, de production et surtout de commercialisation. Aujourd'hui, ce sont les grands ensembles continentaux, marchés uniques ou "communautés", formés aux trois pôles de la Triade, qui constituent le cadre géopolitique de l'intégration industrielle. Les entreprises multinationales cherchent à tirer parti de l'homogénéité accrue des marchés, mais aussi des disparités entre pays, tant dans le domaine de la spécialisation de l'appareil productif qu'en matière de coûts salariaux, de législation du travail et de régime fiscal du capital. Les marchés régionaux sont également le lieu principal de la rivalité par investissements croisés.

Dans cette concurrence internationale, les entreprises peuvent bénéficier d'une série d'avantages distincts. On distingue généralement les "avantages pays" et les "avantages firmes".

  • Les "avantages pays" résultent de la combinaison d'un certain nombre de facteurs attachés à une appartenance nationale déterminée.
  • Les "avantages firmes" tenant à la cohésion systémique de l'économie d'origine: la notion de "compétitivité structurelle".

Certains ont pu parler de la "compétitivité structurelle" d'une économie, du fait de la combinaison entre des facteurs économiques, sociaux, politiques. L'une des composantes est le système national d'innovation, mais aussi, à mon avis, le système national de conception et de régulation de la concurrence qui a façonné les firmes différemment d'un pays à l'autre. Trois dimensions sont particulièrement importantes dans la compétitivité structurelle:

  • la taille et l'efficacité du secteur des biens de capital ou biens d'investissement;
  • les relations de la banque et du système financier avec l'industrie;
  • les "externalités", c'est-à-dire les infrastructures et les services publics, le niveau de qualification de la main-d'œuvre, la qualité du système de recherche.

De fait, les dix dernières années ont été marquées par la formation de vastes zones combinant les avantages de la libre circulation des marchandises et la persistance des formes de disparités entre les pays et les régions, et de leurs capacités d'attraction sur les entreprises. Dans ces zones, on a vu la fusion entre la "stratégie de marché" et la "stratégie de rationalisation de la production" des firmes multinationales (Michalet 1985).

Cette fusion a comporté la disparition à peu près totale des filiales relais, caractéristiques de la stratégie dite "multidomestique" de Porter. Par contre, elle a permis le plein essor des différentes variantes de la stratégie de rationalisation de la production. Désormais, les entreprises multinationales cherchent à optimiser l'organisation internationale de la production manufacturière.

Amin (1990) a rappelé que l'expansion du système capitaliste a été fondée sur l'intégration simultanée, dans le cadre d'Etats-nations "régulés", de trois marchés : "celui des marchandises, celui du capital et de la technologie, et celui du travail". Dans son mouvement de mondialisation, le capital fait voler cette intégration en éclats. Le système mondial "commence à devenir intégré pour les marchandises. Il tend également à le devenir pour les technologies ainsi que pour les techniques financières nouvelles... Mais il n'est pas intégré quant au travail". Ceci permet aux firmes d'exploiter à leur guise les différences de rémunération du travail d'une région à l'autre. En Europe, l'effet conjoint de l'intégration de pays à niveaux de salaires différents et de la liberté d'investissement étranger a débouché sur des écarts de salaires considérables.

A la suite de Porter, mais aussi du géographe économique britannique Dicken (1986-1992), il est devenu habituel d'établir, par opposition au "multidomestique", une distinction assez tranchée entre deux stratégies d'intégration transnationales : l'intégration par spécialisation par produit, et l'intégration verticale. Dans tous les cas de figure l'intégration transnationale entraîne un développement très important des échanges de produits finis ou semi-finis entre les filiales et entre les usines des différents pays.

Ceci nous amène à considérer aussi le rôle des services dans l'activité des groupes de la construction que nous étudions et dans leur stratégie d'implantation sur les grands projets européens. Les services n'ont pas manqué d'être présentés comme une "nouvelle frontière" pour la mondialisation du capital (Chesnais 1994). Outre le développement des investissements directs à l'étranger dans le secteur tertiaire – dont la progression a été plus rapide que les IDE dans le secteur manufacturier et particulièrement spectaculaire en ce qui concerne les services financiers, les assurances et l'immobilier – l'internationalisation des services est aussi le fait des groupes industriels, comme le remaque Chesnais. La motivation de ces grands groupes est alors de garder la mainmise sur les activités de services complémentaires à leurs opérations centrales.

Le rôle joué par les relations de proximité et les contacts directs avec la clientèle dans la commercialisation des services confère à l'IDE un statut privilégié dans la conquête et l'occupation des marchés. Mais l'essor contemporain de l'IDE dans les services a des ressorts encore plus puissants : dans le cas des grandes infrastructures organisées sur la base du service public dans la plupart des pays, il fallait que la libéralisation et la déréglementation aient fait sauter le verrou des législations nationales. Actuellement, c'est dans le mouvement de transfert à la sphère marchande d'activités qui étaient jusque là étroitement réglementées ou administrées par l'Etat que le mouvement de mondialisation du capital trouve ses occasions d'investissement les plus importantes.

La déréglementation des services financiers dans un premier temps, puis, dans les années 1990, la mise en route de la déréglementation et de la privatisation des grands services publics (transports aériens, télécommunications, grands médias, services urbains) représente la seule "nouvelle frontière" qui s'offre à l'IDE. Alors que la croissance du secteur manufacturier se heurte à la montée brutale du chômage et à la répartition de plus en plus inégale du pouvoir d'achat, des activités comme les "industries multimédia" sont les seules à offrir des chances d'expansion. Les fusions et les acquisitions ont revêtu la même importance dans le mouvement de mondialisation des services que celui du secteur manufacturier. Sur le plan théorique, l'opposition entre secteur industriel et services est battue en brèche aussi bien du fait des services qui "envahissent" le secteur manufacturier que de l'industrie dont les firmes se diversifient vers les services. Ces "transnational integral conglomerates" seraient, selon Clairmonte et Cavanagh (1984) l'expression du capitalime moderne.

Une partie sans doute importante de l'expansion "tertiaire" a pour origine la complexification de la production, la généralisation de ce qu'on nomme les "produits-services". Ces facteurs ont suscité un approfondissement de la division du travail à l'intérieur du secteur productif avec la formation de métiers nouveaux. Cependant, on remarque des degrés très différents de développement de ces "nouvelles industries" d'un pays à l'autre. Ce phénomène s'explique en partie par les différences de pratiques d'externalisation des entreprises. Ainsi, les grands groupes allemands et japonais assurent le plus souvent les fonctions de façon internalisée – ainsi que les français, dans une certaine mesure – et recourent à l'achat de services beaucoup moins que les entreprises multinationales anglo-saxonnes. Mais l'importance des investissements immatériels ainsi que la complexification de la production ne sont pas les seuls facteurs qui expliquent la diversification des IDE vers les services. La maîtrise de la chaîne de valeur joue aussi un grand rôle.

On peut rapprocher l'investissement des groupes de la construction dans des opérations en concession de cette analyse centrée sur les services. Ceci pourrait expliquer une autre dimension des Joint-Ventures, à savoir l'avantage de s'associer avec des partenaires locaux en raison du fort contenu relationnel qui se joue avec le client. "Le service se définit moins comme un produit que comme un processus interactif entre un offreur et un demandeur, une prestation personnalisée ou sur mesure, adaptée plus ou moins étroitement aux exigences du client" (Sauviat 1989). Peut-on dire pour autant que l'on passe, avec les joint-ventures européens à des formes de "marchés concertés" (Arndt 1979 et 1983)?

Les "marchés concertés" s'alimentent de transactions propres à un groupe de firmes reliées par des accords de coopération à long terme. Ces marchés concertés fonctionnent selon une procédure de coordination centralisée "ex ante" des activités économiques à l'inverse des marchés ouverts dans lesquels la coordination s'effectue ex post.

Les marchés internationaux constituent un bon exemple de l'existence simultanée des trois modes d'allocation des ressouces et de la supervision de plusieurs espaces transactionnels:

  • le marché dit "libre", lieu de rencontre des exportations et des importations, lié par des contrats de vente ponctuels;
  • le marché interne des entreprises multinationales dans lesquels les échanges entre unités d'une même firme sont captifs et s'effectuent dans un espace propre à l'entreprise, qui traversent les frontières politiques des états-nations;
  • le marché quasi intégré, tissu de relations de symbioses entre firmes juridiquement distinctes (indépendantes) mais économiquement proches en raison d'accords complexes qui échappent généralement à la classification traditionnelle entre exportation de produit (marché libre) et investissement direct à l'étranger (marché "captif") tant ils impliquent de formes diverses et combinées de tarifications, de contrôles et d'activités conjointes.

Le mode concerté du commerce international se développe actuellement au détriment du système de concurrence traditionnel. On assiste aujourd'hui à la multiplication des accords entre firmes complémentaires dans leurs activités. Diverses interprétations sont possibles. Arndt (1979) distingue trois motifs qui conduisent les entreprises à aliéner leur autonomie en échange de la stabilité des marchés "concertés" : la réduction de l'incertitude des transactions ; la réduction des coûts de transaction ; la synergie liée à la combinaison d'organisations complémentaires.


Les transformations de l'entreprise multinationale et des groupes industriels et financiers

Un autre axe de réflexion en économie industrielle porte sur les évolutions de l'entreprise multiinationale (EMN) et la redéfinition du concept de groupe industriel et financier. Longtemps, l'EMN s'est heurtée à des problèmes de définition. A la différence du "groupe", elle n'a jamais fait l'objet d'un accord entre chercheurs ni même entre les organisations internationales. Michalet en propose la défintion suivante: "Entreprise (ou groupe) le plus souvent de grande taille qui, à partir d'une base nationale, a implanté à l'étranger plusieurs filiales dans plusieurs pays, avec une stratégie et une organisation conçues à l'échelle mondiale" (1985 p 11).

En l'espace de moins de quinze ans, la physionomie et certaines modalités clés de fonctionnement des entreprises multinationales (EMN) ont changé profondément. Aujourd'hui, la stratégie qui tend à prédominer est celle définite par Michalet comme "techno-financière", l'EMN la plus typique étant ainsi décrite par Dunning:

"L'EMN est maintenant en train d'assumer de façon croissante le rôle d'un chef d'orchestre par rapport à des activités de production et à des transactions, qui s'effectuent à l'intérieur d'une "grappe" ou d'un "réseau", de relations transnationales, aussi bien internes qu'externes à la firme, qui peuvent comporter ou non un investissement en capital, mais dont le but est de promouvoir ses intérêts globaux" (Dunning 1988).

Ce sont les firmes qui ont développé cette approche qui seront désignées plus tard par Dunning sous le nom de "multinationales de style nouveau". "Ce n'est pas seulement, ou même principalement, par l'organisation de sa production interne et de ses transactions sur le mode le plus efficace, ou par ses stratégies de technologies de produits et de commercialisation, que cette organisation atteint son but ; mais par la nature et la forme des relations établies avec d'autres entreprises".

La nouveauté ici tient aux frontières de plus en plus floues existant aujourd'hui entre le profit et la rente. La multiplication des participations minoritaires, des cascades de sous-traitance et de coopération interentreprises qui ont conduit à l'émergence de ce qu'on désigne sous le nom de "firme-réseau" n'a pas seulement eu pour effet de rendre les frontières de la firme très perméables et très floues. Elle a également entraîné l'incorporation dans le profit de formes de revenus qui se résolvent en créances de l'activité productive d'une autre firme, sous la forme de ponctions sur ses résultats bruts d'exploitation. Cette dimension est particulièrement facile à déceler dans les "nouvelles formes d'investissement".

Parallèlement la notion de groupe industriel et financier a, elle aussi, évolué. La notion de "groupe" a fait l'objet de travaux approfondis et de débats longs et parfois passionnés dans les années 1970. L'un des acquis de ce travail avait été d'aboutir à une définition commune à tous les chercheurs français, à quelques variantes près : "ensemble formé par une société mère (appelée généralement holding) et les sociétés filiales placées sous son contrôle. La société mère est donc avant tout un centre de décision financier alors que les sociétés placées sous son contrôle ne sont la plupart du temps que des sociétés exploitantes. Aussi, le rôle essentiel d'une société mère est-il l'arbitrage permanent des participations financières qu'elle détient en fonction de la rentabilité des capitaux engagés. C'est la fonction d'arbitrage de la société mère qui confère au groupe son caractère financier" (Morin, 1974).

Le point de départ des évolutions constatées aujourd'hui est bien entendu le mouvement de centralisation du capital qui s'est opéré au cours des années 1980, du fait de la multiplication des fusions-acquisitions, alliances et prises de participations croisées, offres publiques d'achat, etc. Nous avons mis en évidence l'ampleur de ce processus pour les groupes de construction en France (Campagnac, 1992) et dans notre comparaison France–Royaume-Uni (Beckouche et al 1992). L'une des questions qui intéresse l'économie industrielle consiste à savoir si ces mouvements des années 1980 répondent ou non à la logique dominante, essentiellement financière, qui avait été mise en avant dans le cas des mouvements de concentration des années 1960-1970.

S'appuyant sur un ensemble de travaux, Gilly (1989) émet la thèse que les opérations de restructurations menées par les grands groupes à la fin des années 1980 obéissent à une double logique :

  • financière : l'un des buts poursuivis étant la protection du capital des sociétés mères contre d'éventuelles OPA (offres publiques d'achat), par le biais de la technique de l'auto-contrôle ou par celui des participations croisées entre groupes, destinées à les protéger mutuellement. L'une des questions que soulève ce mouvement est bien sûr celle des évolutions correspondantes dans la propriété du capital et dans le contrôle du groupe. Dans le cas de la France, Morin commente le pouvoir financier qui repose sur quelques grands pôles structurés par des sociétés pivôts, qui articulent un ensemble de relations financières circulaires (auto-contrôle financier, participation croisée). Il met en lumière les luttes financières que se mènent ces grands pôles ainsi que les nouveaux comportements de coopération entre certains d'eux, afin de stabiliser cette configuration.
  • techno-industrielle Avec le recentrage autour d'un petit nombre de points forts destiné à accroître la compétitivité de ces groupes, mais aussi avec la modification des méthodes productives sous l'effet de la contrainte de flexibilité, et la remontée vers "l'amont" de la production, c'est-à-dire vers la conception et la recherche-développement. La technologie tendrait donc à jouer pour les groupes un rôle de pivôt stratégique ouvert, mettant en cause les frontières traditionnelles des systèmes productifs.

Parallèlement, on assiste à une très nette intensification des accords entre groupes n'impliquant pas nécessairement de relations patrimoniales. Cette tendance, significative d'une recherche de minimisation des risques et des coûts, remet en cause le processus d'internalisation des activités et donc le modèle organisationnel hérité de la période de croissance, de même que les formes prises jusqu'ici par le phénomène de multinationalisation.

Alors que le concept de "groupe" s'était construit dans les années 1970 au carrefour de plusieurs approches : institutionnelles (ensemble des sociétés unies par des relations financières hiérarchisées), économiques (stratégie financière de développement), financière (modalité d'articulation du capital industriel et du capital bancaire), organisationnelle (de la forme unitaire centralisée à la forme multidivisionnelle décentralisée), chacune d'elles seraient remise en cause aujourd'hui en particulier sous l'effet :

  • du développement des accords entre groupes selon une dynamique de croissance qualifiée désormais de "contractuelle". de Montmorillon (1986), par exemple, distingue trois grandes étapes dans la dynamique de croissance des entreprises : l'étape de la croissance patrimoniale, celle de la croissance financière, illustrée par le conglomérat et le développement des groupes industriels, puis celle de la croissance contractuelle (que d'autres ont appelé la quasi-firme ou la firme-réseau). Pour Delapierre et Michalet, cette multiplication des accords de groupes situerait à la fois les limites des stratégies d'internalisation et d'une définition strictement financière des groupes. La "croissance contractuelle" pose en fait la question des frontières du groupe et au-delà, celle des rapports qu'entretiennent aujourd'hui le marché et la hiérarchie (au sens de Williamson).
  • de ce fait, le groupe en tant qu'ensemble complexe de rapports inter-entreprises, constitue une forme intermédiaire dans la mesure où il développe une stratégie globale, où il connaît un mode d'organisation combinant concentration du pouvoir et décentralisation opérationnelle (Jacquemin), et où il peut se définir "à la fois comme lieu de pouvoir et comme forme organisationnelle intégrant le contrôle et la mise en concurrence de structures complexes et permettant de gérer la dynamique de la concurrence" (Gilly à propos des travaux de de Montmorillon). Pourtant, l'une des caractéristiques les plus évidentes des groupes industriels, selon de Montmorillon, "est leur extrême diversité structurelle".

On doit désormais parler de réseaux constitués, autour d'un pouvoir central localisé dans une entité dont les statuts peuvent être extrêmement divers (holding financière, société à vocation productive, coopérative, association formelle et informelle, etc.), d'un ensemble d'éléments très hétérogènes (filiales, majoritaires ou minoritaires, partenaires, sous-traitants, etc.). Cette complexité et cette diversité structurelle soulèvent à la fois la question de l'impact organisationnel des nouvelles formes de concurrence et la question de la gestion du contrôle d'ensembles aussi divers.

Nombreux sont les auteurs à souligner aussi l'importance nouvelle que prend la technologie dans la stratégie des groupes. Le potentiel technologique des groupes est lié à la capacité de ces derniers de créer en amont de la production de nouveaux savoirs technologiques. Simultanément et grâce à leur mode d'organisation propre, et si l'on s'appuie sur l'exemple de l'Italie, les groupes se développeraient prioritairement dans des secteurs complexes pour lesquels le marché n'est pas efficient.

Enfin, les innovations financières ont permis à certains groupes de développer des stratégies de valorisation à caractère monétaire, qui mettent en question les catégories classiques de groupe industriel et financier.