CONCLUSIONS - PISTES DE RECHERCHES


La vérification des hypothèses
Résultats supplémentaires
Suggestions pour des pistes de recherches futures

Les seize contributions produites par le Groupe Bagnolet dans ce projet représentent un travail important pour comprendre les conditions d’évolution vers une industrie européenne de la construction. Un résumé ne saurait que suggérer la richesse des thèmes couverts et des données rassemblées. A présent les données sont prêtes, des débats ultérieurs sur les résultats auront lieu au sein du Groupe, et ce qui suit se rapporte aux premières conclusions que nous pouvons tirer. Nous les présenteront en trois parties

  • tout d'abord la vérification des hypothèses formulées lors de la proposition initiale ;
  • deuxièmement, la présentation des résultats supplémentaire apportés par notre recherche ;
  • troisièmement, la suggestion de quelques pistes de recherche à approfondir.

La vérification des hypothèses

Notre première hypothèse suggérait que les systèmes contractuels de chaque pays des partenaires des joint ventures devaient nécessairement s'adapter au système local. Ceci s'est vérifié. Chaque joint venture a dû s'adapter au systèmes local. Ainsi, sur le Second Severn Crossing, des ingénieurs français ont été obligés de changer leurs pratiques de spécifications pour se plier aux standards nationaux britanniques plus stricts, alors que l'introduction de techniques de préfabrication en béton de France présentèrent un progrès sur les pratiques britanniques actuelles. Friedrichstadtpassagen représente un cas où l'échec de l'adaptation aux conditions locales a posé d'énormes problèmes. L'incapacité en particulier des entreprises françaises et autrichiennes de comprendre pleinement le rôle du Prüfingenieur allemand a coûté un temps et des sommes considérables et symbolise à merveille les "points de friction" entre systèmes contractuels nationaux discutés dans la proposition. Il nous est par conséquent impossible de réfuter cette hypothèse.

La deuxième hypothèse proposait une distinction entre un modèle "anglo-saxon" de la gestion de construction, et le modèle "continental" de groupement. Il n'y a aucune preuve sur laquelle une telle distinction pourrait s'appuyer. Bien que les pratiques "anglo-saxonnes" dans le Royaume-Uni soient clairement distinctes de celles des quatre autres pays, il y a aussi de grandes variations entre chacun d'entre eux. L'Italie et le Danemark partagent une même préoccupation de l'appartenance publique des concessionnaires que l'on ne trouve ni en France ni en Grande-Bretagne, où un plus grand transfert des risques sur le secteur privé est de règle. L'organisation du projet de Friedrichstadtpassagen ressemblait fortement à une gestion de projet immobilier typique dez Londres de la fin des années quatre-vingt, alors que le tunnel sous la Manche et le Second Severn Crossing étaient sur le modèle du groupement. Aussi cette hypothèse est elle écartée.

La troisième hypothèse concernait l'emploi et la gestion de la main d'œuvre. Nous n'avons trouvé pratiquement aucun cas de déplacement de la main d'œuvre: les deux seuls exemples étant l'utilisation d’Irlandais pour creuser les passages transversaux du tunnel Est du Storebælt, reprenant ainsi un rôle vieux de près de 200 ans dans la construction des infrastructures européennes, et une équipe d’Autrichiens sur Friedrichstadtpassagen. Alors que l'on s'en remettait pratiquement exclusivement à une main d'œuvre étrangère à Friedrichstadtpassagen, cette force de travail n'avait pas été déplacée par les constructeurs, mais résultait de la situation générale du marché du travail à Berlin: il était question de travailleurs migrants. Dans un des cas, le côté français du tunnel sous la Manche, le projet était utilisé comme exercice de création d'emploi régional. Le déplacement, ou plutôt la mobilisation, concerna exclusivement l'encadrement. Mais la plus grande partie de la maîtrise fut recrutée localement pour le projet ou était des partenaires locaux de la joint venture. Nous rejetons donc aussi cette hypothèse.


Résultats supplémentaires

Certains facteurs que nous pensions importants se sont révélés relativement insignifiants. Ainsi, par exemple, l'influence de la Commission Européenne (CE) sur les projets était minime. Le projet qui était de loin le plus "européen", par l'appartenance nationale des membres de la coalition était Friedrichstadtpassagen. Il s'agit paradoxalement de l'unique projet parmi les études de cas, à ne pas relever des directives sur les marchés publics. Le projet TAV est un exemple éloquent sur la manière d'esquiver ces directives. Seul le Storebælt portait la griffe de la CE, d'autant plus que des amendes durent être payées à Bouygues qui avait argué de la préférence nationale dans l'attribution du contrat. Comme les cas d'étude du Second Severn Crossing et de la filière italienne de la charpente métallique le montrent, les caractéristiques des systèmes contractuels nationaux sont à la base d'avantages compétitifs spécifiques entre les concurrents et sont la clef de leur européanisation, et non pas les directives de Bruxelles. Ce point de vue est confirmé par le rôle croissant d'entreprises américaines comme Bechtel dans des projets d'infrastructure européens: non seulement pour le tunnel sous la Manche, mais aussi pour le lien ferroviaire britannique et pour le métro d'Athènes.

Les facteurs culturels (définis comme valeurs des gens) jouent un rôle faible dans la gestion des joint ventures européennes. Le projet de recherche effectué sur le tunnel sous la Manche et inspiré par la méthodologie de Hofstede (1980) sur les cultures nationales des milieux d’affaires démontra que celles-ci ne permettent pas de prédire le comportement du personnel de gestion sur le projet. (Winch et al 1997). Si l'on considère l'ensemble des cinq études de cas, les problèmes culturels ne furent cités comme importants par aucune des personnes interrogées: comme le dit l'une des personnes interrogées (anglaise) sur le tunnel sous la Manche, le plus gros problème culturel sur ce projet étaient les explications faites aux Français sur ce qu'un quantity surveyor peut faire et ce qu'un ingénieur ne peut pas faire. Ce point souligne notre point de vue sur l'importance des systèmes nationaux. D'importantes différences de comportement entre les gestionnaires des diverses nationalités furent observées, surtout sur les deux projets anglo-français, mais ceux-ci relevaient clairement de pratiques acquises dérivant du travail à l'intérieur d'un système national, et n'avaient que peu à voir avec des valeurs culturelles.

Il n'en demeure pas moins que tous ces grands projets ont mis en évidence l'importance de la confrontation entre modèles d'organisation et systèmes de représentation associés, hérités des systèmes nationaux dans le sens que lui confère la théorie de l'analyse sociétale (Maurice 1989).

L'un des résultats les plus importants fut l’identification d'un groupe naissant de gestionnaires de projets européens, que nous avons surnommés Eurocadres. Certaines firmes, telles que Hochtief sur la sous-structure du pont Est du Storebælt, se reposent sur leurs divisions internationales pour occuper les postes plus élevés dans le projet: le Danemark n'étant aucunement différent de la Malaisie dans ce contexte. Cependant, d'autres firmes comme GTM Entrepose sur le Second Severn Crossing utilisaient le projet pour former leurs salariés à une carrière spécifiquement européenne. Il y a deux différences clefs entre travailler à l'intérieur de l'Union Européenne et à l'intérieur de pays de moindre développement. Tout d'abord, les capacités locales sont relativement équivalentes à celles que l'on trouve chez soi, et elles sont aussi - même en Grande-Bretagne - fortement syndicalisées. La seule exception étant l'Allemagne, où des travailleurs immigrants non qualifiés étaient recrutés et formés sur le chantier. L'autre est que chaque nation développée a des systèmes hautement développés de régulation pour la gestion de la qualité et pour la sécurité du projet, qui doivent être suivies sous peine de courir le risque d'importantes interruptions du projet.

La discussion ne cesse de revenir sur l'importance des systèmes contractuels nationaux: comme source de pratique acquise au sein du personnel de gestion, comme source d'avantage compétitif dans la compétition européenne, et comme source de structure régulatrice que les firmes étrangères enfreignent à leurs risques. C'est l'énorme diversité de ces systèmes nationaux en Europe et l'absence du moindre signe de convergence entre eux qui font qu'il est trop tôt pour parler d'industrie de la construction européenne. Alors qu'il y a en effet un petit marché commun des services de constructions en Europe, visible et de haute importance, les firmes concurrentes dans ce marché restent avant tout françaises, allemandes etc.. En tant que telles, chacune apporte une approche nationale distincte avec sa participation dans les joint ventures européennes. Alors que leurs compétences restent essentiellement nationales, il y aura des "points de friction" entre les systèmes contractuels nationaux.

Le modèle standard de système contractuel peut être identifié dans ce qui est défini comme trade system (corps d'état séparé). Dans tous les systèmes, sauf en Grande-Bretagne, celui-ci est appelé "système traditionnel". L'une des questions les plus intéressantes dans la recherche du développement des systèmes contractuels concerne les conditions par lesquelles ils s'éloignèrent de l'héritage de la Renaissance dans le système des corps de métiers. Ce n'est pas simplement une question de développement du capitalisme, comme certains commentateurs britanniques ont pu le suggérer, car l'apparition de l'architecte avec le système des corps professionnels avait beaucoup à voir avec la naissance du capitalisme à Florence (Goldthwaite 1980). Ceci eut lieu en Grande-Bretagne un bon siècle plus tôt que dans les autres pays étudiés, et semble avoir été lié aux besoins de l'État pour des constructions fonctionnelles et non plus symboliques, et à la croissance d'une clientèle industrielle ayant ses propres besoins de construction, tous influencés par le plaidoyer de Smith pour le marché. L'abandon du système des corps de métiers est habituellement lié à l'apparition de l'entreprise générale, mais le développement de cet acteur est beaucoup plus avancé en France que partout ailleurs, même en Grande-Bretagne. Dans le cas britannique, les architectes et les ingénieurs se sont organisés en associations professionnelles afin d'équilibrer la puissance grandissante de l'entreprise générale, alors qu'en France, les liens forts entre le maître d’ouvrage et la corporation à travers les corps d’état a eu tendance à écraser les possibilités de pratique indépendante pour la conception. En conséquence, la loi MOP a été mise en place avec l'objectif de revenir vers quelque chose de plus proche . Au Danemark et en France, la montée de l'entreprise générale a été associée au développement de la construction industrialisée, alors qu'en Allemagne il semble qu'elle ait été largement due à l'essor récent de la construction. En Italie, la prédominance de l'État dans de nombreuses entreprises générales a été un facteur important de la structuration du système.

Une des nouvelles questions importantes dans l'industrie de la construction européenne est le développement de partenariats entre le secteur public en tant que maître d’ouvrage et le secteur privé en tant qu’investisseur et que fournisseur de services de construction. De tels partenariats ont déjà joué un rôle important dans l'histoire du développement des systèmes danois italiens et français, ils sont devenus d'une importance capitale pour la Grande-Bretagne avec le Private Finance Initiative, et ils sont à l’ordre du jour en Allemagne. Le cas danois relève d'un corporatisme nord européen traditionnel dans lequel la politique de l'État en matière de logement social a effectivement déterminé les choix technologiques et permis, voire nécessité, l'apparition de l'entreprise générale avec un rôle moindre pour les architectes. Le problème actuel est qu'à présent la demande de logement est satisfaite, l'industrie est enfermée dans des technologies inappropriées. Le cas italien représente le cas très contrasté du clientélisme sud européen dans lequel l'intervention de l'État du côté de l'offre a mené à l'appropriation publique généralisée de firmes de construction. Ceci a aussi facilité des comportements de collusion entre les maîtres d’ouvrages du secteur public et leurs fournisseurs lors de négociations, et les fournisseurs du secteur privé ont été poussé à être corrompus de la même manière afin de se maintenir dans la compétition. Les réformes anti-corruption en Italie tendent à rendre les contrats entre maître d’ouvrage et fournisseur transparents, et à privatiser la part d'offre des firmes.

Les cas britanniques et français représentent un type de partenariat différent entre le privé et le public. Les contrats de concession sont une longue tradition en France, et ont atteint d'impressionnants niveaux de sophistication dans les vingt dernières années. En Grande-Bretagne, il s'agit beaucoup plus d'une initiative récente sans aucun précédent. Quoi qu'il en soit, depuis 1992 le Private Finance Initiative a été la pierre angulaire de la politique publique en matière d'attribution des marchés. Cependant, malgré les évidentes similarités entre les approches françaises et britanniques, de profondes différences demeurent dans la pratique. L'approche française est beaucoup plus basée sur le partage des risques entre le public et le privé, alors qu'en Grande-Bretagne il s'agit davantage de transfert de risque du secteur public vers le secteur privé. Le tunnel sous la Manche représente la tentative la plus poussée de transfert des risques vers le privé, la loi interdisant aux deux États de donner quelque subvention ou garantie que ce soit au concessionnaire. En retour il ne devait y avoir aucune régulation des tarifs. Toutefois, les projets de concession successifs en Grande-Bretagne ne sont pas allés aussi loin, comme nous le montre le cas du Severn Bridge où la recette publique fut transférée au concessionnaire, et où des prêts publics furent accordés, et en retour les tarifs furent réglementés. Le juste équilibre entre risque et gains dans les partenariats privé/public dans la construction en Grande-Bretagne demeurent un sujet de vives discussions qui reste encore en suspens. Toutefois, la politique publique actuelle n'admettra pas la solution habituelle française de concessions qui permet, en cas de non-rentabilité de l'exploitation, de trouver des subventions ou même de nationaliser leurs actifs, comme cela apparaît lors des négociations de nouveaux fonds pour Eurotunnel.


Suggestions pour des pistes de recherches futures

De nombreuses pistes se présentent pour l'avenir qui pourraient partir des champs que nous avons délimités dans cette synthèse. Nous nous restreindrons ici à un petit nombre de pistes qui nous semblent être le plus fructueux. Il s'agit du développement des eurocadres ; de l'avantage compétitif dans la construction européenne ; de l'innovation et de l'apprentissage inter-projet ; et des risques de la gestion.

Le développement des eurocadres est un sujet crucial. Nous avons mis en évidence l’existence de ce groupe naissant, et la cinquième contribution offre un aperçu de la littérature utile à la question. Nous devons en apprendre plus sur ce groupe : quelles sont les politiques des grands groupes de construction européens en matière de ressources humaines; comment se positionnent-ils par rapport aux groupes d'ingénieurs et de gestionnaires internationaux déjà en place et d'envergure globale, quelle sorte d'ingénieurs sont recrutés, pourquoi et comment, où en sont-ils à présent, quels sont leurs besoins de formation. C'est par le développement d'un tel cadre, opérant à un niveau européen, qu'une véritable industrie de la construction européenne pourra voir le jour.

Il y a en second lieu la question des sources de l'avantage compétitif dans l'industrie de la construction. Les acteurs dominants de la construction ne traverseront, en grande partie, les frontières que s'ils ont quelque chose à offrir de plus que les firmes locales, autrement le savoir-faire des firmes locales leur permettra de repousser les étrangers. La question serait de voir comment ces avantages sont produits et déployés. Toutes les indications fournissent plus de renseignements basés sur les systèmes nationaux que sur les firmes. Elles indiquent aussi qu'elles seront de trois types: architecture et capacités d'ingénieur, comme GTM sur le SRC; capacités de gestion de projet comme pour Bechtel dans le tunnel sous la Manche; et des capacités de corps de métiers spécialisés comme la charpente métallique pour SRC, Friedrichstatdpassagen, Storebælt, et les hollandais avec le dragage de Storebælt. C'est l'actuelle distribution des avantages compétitifs dans la construction européenne qui influencera en grande mesure les formes futures de l'industrie.

Troisièmement, l'innovation et l'apprentissage inter-projet sont vitaux. Nous en avons trouvé des exemples : le tunnel sous la Manche et Storebælt, ce qui est d'un intérêt particulier au Danemark avec ses énormes programmes de projets d'infrastructure. Cependant, une question plus large se pose : jusqu'où les firmes peuvent-elles retirer un apprentissage de leurs partenaires de joint ventures pour leur avantage compétitif futur ? Ce ne sera probablement pas sous forme d'accords de transfert de technologie explicites, mais cet apprentissage sera néanmoins la voie principale de constitution d'un corps de pratique d'ingénierie au niveau européen. Quatrièmement, l'allocation du risque entre le maître d’ouvrage et la coalition du projet, particulièrement dans le cas de contrats de concession est une question vitale. Ces questions sont loin d'être bien comprises et du fait du développement des contrats de concession à travers l'Europe, elles réclament un grand nombre de recherches ultérieures.