LES ÉTUDES DE CAS


Le tunnel sous la Manche
Le Second Severn Crossing
Treno ad Alta Velocità
Storebælt
Friedrichstadtpassagen 207, Berlin
La filière charpente métallique en Italie

Les études de cas ont été sélectionnées à partir de contacts et de lectures de la presse. Le principal critère de sélection fut le rattachement du projet à une coalition d'acteurs originaires de pays de l'Union Européenne autres que le pays d’accueil. Nous avons appliqué le critère de joint venture avec souplesse. De véritables joint ventures sont rares dans le secteur de la construction (comme nous l'avons déjà mentionné, une joint venture implique une participation équitable et continue alors que les projets de construction ont une brève durée). Les consortiums et les coalitions représentent les formes habituelles de coopération entre firmes dans le secteur de la construction. D'autre part, sur deux des projets retenus, les maîtres d’ouvrages représentaient une véritable joint venture internationale : le Severn Bridge et Friedrichstadtpassagen 207, alors que pour le troisième (le tunnel sous la Manche) le maître d’ouvrage était explicitement une compagnie binationale. Notre principal critère nous a conduits à choisir de grands projets de génie civil dans la mesure où ceux ci offraient les plus grandes chances d'activité par-delà les frontières de l'Union Européenne. Pendant la période de la recherche nous ne pûmes trouver de projet de génie civil en Allemagne, et nous optâmes donc pour un grand projet de construction. Dans le cas de l'Italie, nous ne pûmes trouver de projet avec une participation importante d'acteurs non italiens, et nous choisîmes le train à grande vitesse, pour illustrer les moyens utilisés en vue d’éviter l'entrée des firmes étrangères. L'un des projets reliait physiquement deux pays, mais la structure méthodologique de la recherche nous a conduits à considérer le tunnel sous la Manche comme l'exemple français.

Certaines limites imposées par le budget et par des problèmes linguistiques restreignirent l'application de la méthodologie croisée qui veut que la recherche incombe à un chercheur d'un autre pays. Seul le cas du Severn Bridge, et jusqu'à un certain point celui du tunnel sous la Manche mirent en pratique cette méthodologie. Les entretiens et les recueils de données impliquèrent toutefois des chercheurs d'autres pays, lorsque cela était nécessaire. Par exemple, le cas du Storebælt reçut une collaboration italienne, et le cas de Berlin un apport français. Des visites d'au moins trois membres du Groupe eurent lieu sur chaque chantier de nos études de cas, et les premières versions des rapports furent commentées et discutées par les autres membres du Groupe. Ainsi les cinq cas d'études peuvent être vus comme le résultat de l’investissement collectif du Groupe.


Le tunnel sous la Manche

Le tunnel sous la Manche est le plus grand projet de construction jamais entrepris, et l'un des plus importants symboliquement pour le Royaume-Uni et peut-être aussi pour l'Europe continentale. La construction commença en mai 1986, pour une valeur de 2170 milliards de livres, avec une livraison et une ouverture en mai 1993. Les coûts s'élevèrent en fait à 4568 milliards de livres, une augmentation de 69% et la livraison eut lieu en décembre 1993, avec un retard de 8,3 % sur les délais prévus. La mise en service prit presque toute l'année 1994 et l'ouverture officielle eut lieu en mai 1994, avec un retard de 14,2 % sur le planning. Le service complet dans les quatre modes de transport ne fut prêt qu'en fin d'année. Malgré ces chiffres, et les débats dans la presse à leur sujet, cette performance est loin d'être mauvaise pour un projet d'une telle envergure. Des chiffres de l'étude RAND corporation (Merrow 1988) montre que les projets de grande échelle ( >$500m) dépassent habituellement leur budget de 88 % en coûts et de 17 % en délai par rapport à la phase de création, alors que le tunnel sous la Manche inclut la phase de conception. Les échecs du tunnel sous la Manche sont d'ordre financier et non pas de gestion du projet.

Le lien fixe de la Manche a une longue histoire, et les ingénieurs des deux côtés de la Manche ont donné naissance à une étonnante variété de projets depuis deux siècles. Des projets avaient été lancés deux fois auparavant en 1880 et en 1974, mais tous deux furent annulés par le gouvernement britannique. La troisième tentative fut promue par un groupement de grands groupes de construction et de banques britanniques, qui parvinrent à persuader les Français (qui étaient, on le comprend, quelque peu réticents à participer) et le gouvernement Thatcher qui déclara que le projet devait être réalisé sans subventions ni garanties publiques. Les appels d'offres pour la concession furent lancés en octobre 1985, et le consortium de dix grands groupes français et britanniques, dénommés Transmanche-Link l'emportèrent. Le contrat de concession fut signé en mars 1986. C'était le premier contrat public de cette espèce au Royaume-Uni, et même dans l'expérience française il était inhabituel, du fait de l'absence de toute participation de l'État au financement du projet. Les principaux points d'analyse sont les suivants :

  • Le projet avait les objectifs d'un projet de génie civil alors que le budget originel n'accordait que 50 % des financements au tunnel même : la véritable mission du projet était de fournir un système intégré de transports. L'aspect positif de cette priorité est que le tunnel fut prêt dans les délais, bien que les coûts aient dépassé de 59 % les estimations, dans un conflit classique du rapport délais/coûts. Mais les aspects négatifs étaient que les travaux mécaniques et électriques furent négligés, les compétences pour gérer l'acquisition du matériel roulant faibles, et les problèmes de mise en service furent laissés pour compte. Le résultat est que le coût du matériel roulant dépassa de 188 % le budget, et le fonctionnement des services dans les quatre modes fut retardé de 18 mois.
  • La relation symbiotique entre TML et Eurotunnel donna lieu à une crise de confiance. Au moment de la signature du contrat de construction, les dix membres du consortium TML formaient la majorité des actionnaires d’Eurotunnel. Les banques, dont on attendait qu'elles financent le gros du projet, suspectaient TLM de s’être assuré d’un contrat excessivement favorable. Ainsi la tâche principale du coprésident d’ Eurotunnel - Sir Alastair Morton - était de convaincre les banques du contraire en faisant montre d’ une certaine dureté vis-à-vis de TLM. Les disputes publiques qui rejaillirent sur le projet n'avaient qu'un caractère théâtral : il s'agissait de prouver aux banquiers que TLM était bien sous contrôle. Le risque moral était au cœur du projet.
  • Le choix des contrats pour les trois éléments principaux du projet - les coûts prévisionnels pour le tunnel, le prix forfaitaire pour les terminaux et l'équipement fixe, et les dépenses pour le matériel roulant - était totalement inadapté. Tandis que les coûts prévisionnels pour la réalisation du tunnel se vérifièrent relativement conformes, parce qu'ils partageaient le risque entre concessionnaire et entreprise générale, les deux autres reportaient les risques sur l'une ou l'autre des parties. Le forfait, accepté lorsque les études avaient à peine commencé était d'emblée à même de causer des problèmes lorsque d'inévitables modifications interviendraient. Il entraîna une perte totale de confiance lorsque Eurotunnel fut obligé de durcir sa position. Les frais du matériel roulant n'encouragèrent pas TLM à recevoir la meilleure offre pour Eurotunnel, et sa connaissance du marché était largement insuffisante.

Eurotunnel était un maître d’ouvrage faible, fruit d'un malentendu entre l'entreprise générale et les banques. Il ne sut nullement formuler ses besoins, et n'avait que peu d'expérience des demandes opérationnelles d'un service tel que celui-ci.

Une analyse de l'actionnariat du projet suggère que les banques et les actionnaires sont les grands perdants. Les actionnaires y auraient gagné s'ils avaient vendu leurs actions quand le tunnel ouvrit en 1994. Les membres de TLM n'ont pas perdu d'argent et gagnèrent en cash et en expertise ; Eurotunnel n'existerait pas sans le projet ; les deux gouvernements peuvent s’enorgueillir d'avoir réussi où des générations précédentes avaient échoué; la Grande-Bretagne et le reste de l'Europe bénéficient d'un service qui transforme les modes de transports dans l'Europe du nord et au-delà. Peut-être devait-il en être ainsi.

La recherche porta une attention particulière aux questions interculturelles. Un questionnaire basé sur les travaux de Hofstede (1980) fut distribué à tous les directeurs sur les chantiers de part et d'autre de la Manche, et les résultats furent quelque peu surprenants (Winch, Millar et Clifton 1997). Bien que les résultats d'Hofstede relatifs aux différences culturelles entre les Français et les Britanniques aient été vérifiés, ils ne purent prédire le comportement des managers de part et d'autre de la Manche. Les résultats du sondage montrèrent qu'alors qu'il n'y avait aucune différence hiérarchique, les Britanniques étaient plus procéduraux que les Français, plus engagés dans leur travail, plus orientés vers le travail d'équipe, alors que les Français étaient plus compétitifs dans le travail et connaissaient des niveaux de stress bien plus élevés. Sur la base de ces découvertes, nous pouvons rejeter l’idée que les valeurs culturelles jouent un rôle important dans la gestion des grands projets de construction, et porter notre attention sur l'origine de telles différences de comportement.

Le tunnel sous la Manche exigea une variété exceptionnelle d'expertise technique sur une échelle immense. Une réaction à ce problème aurait pu être de découper le projet en portions plus supportables, comme on choisit de le faire pour le Storebælt. Cependant, comme le montre l'exemple du pont ouest sur ce dernier projet, dans un service de transport intégré, aucune partie du projet n'est sans répercussion sur les autres. Il était alors inévitable que les choses se passent mal, et rétrospectivement, il est remarquable que tant de choses se soient bien déroulées.


Le Second Severn Crossing

Le Second Severn Crossing (SRC) entre l'Angleterre et le Pays de Galles est une joint venture entre John Laing plc et GTM Entrepose. Elle est analysée par Elisabeth Campagnac. Le pont existant déjà sur le Severn (1966) est depuis longtemps saturé par la circulation, et est sujet à fermeture pendant les périodes de vents forts, caractéristiques de l'estuaire du Severn. Des études de faisabilité furent entreprises par les ingénieurs experts de Maunsell en 1984, et un appel d'offres adressé à ceux qui s'étaient qualifiés fut lancé en avril 1989. Severn River Crossing Plc (SRCplc) l'emporta avec une offre inférieure de 70 m de livres à celle de son plus proche rival sur un coût total de 270 m de livres. Le contrat de concession fut signé en octobre 1990. Le gouvernement britannique retint Maunsell comme acteur de contrôle afin de protéger ses intérêts pendant la construction. Le SRC est innovateur dans le contexte britannique, dans la mesure où il s'agit d'un contrat de concession qui figure, en outre, parmi les petits groupes de projets d'infrastructure lancés durant les années quatre-vingt et qui furent les précurseurs de la formule actuelle de Private Finance Initiative du gouvernement, mis en place en 1992. Ceci présentait donc des défis considérables pour toutes les parties impliquées.

SRCplc est une joint venture comprenant Laing et GTM ainsi que deux banques, Bank of America et Barclays de Zoete Wedd, avec une prédominance des premiers. Le capital a été réuni à travers :

  • un prêt de European Bank for Investment, garanti par les deux banques de la joint venture ;
  • un prêt syndicataire monté par les banques de la joint venture ;
  • des obligations sans garantie lancées sur la bourse de Londres ;
  • un prêt du gouvernement, équivalent au paiement différé du pont existant acheté par le nouveau concessionnaire ;

les revenus du droit de passage sur le pont existant, attribués au concessionnaire.

La société concessionnaire a délégué la construction du pont à un consortium (la différence entre consortium et joint venture est discutée par ailleurs) composé de deux filiales des membres de la joint venture concessionnaire : John Laing Construction Ltd et GTM Europe, sur la base d’un contrat de conception et construction. Ce consortium délégua à son tour les études d'ingénierie à un consortium entre Sir William Halcrow and Partners et SEEE. Ce dernier est aussi une filiale de GTM Entrepose. L'exploitation des services est de la responsabilité de deux autres filiales : Cofiroute pour le péage et Laing Offshore pour l'entretien de la structure. D'importants éléments des travaux de construction furent confiés aux concessionnaires et à PSE Freyssinet, la filiale britannique des experts français du béton précontraint, et à la firme italienne Cimolai pour le tablier du pont à haubans.

Les deux principaux partenaires de cette entreprise offrent des complémentarités importantes. Laing a un excellent passé dans la gestion des projets d'infrastructure, surtout en termes de plans et de coûts ; il offre une bonne connaissance des conditions locales, mais n'a que très peu d'expérience en travaux de génie civil. GTM apporte l’expérience de sa connaissance technique dans la conception et dans la construction des ponts de ce type, et par sa qualité d'opérateur de la concession, mais n'a aucune expérience de travail au Royaume-Uni. Ce fut en grande partie la contribution des ingénieurs français qui permit à SRC plc d'arriver à un prix de construction plus bas que ses rivaux. Les travaux commencèrent sur le chantier en avril 1992, et furent achevés comme prévu en avril 1996.

La gestion de ce projet présente une bonne occasion de comparer les différentes approches britanniques et françaises, et ces différences se révèlent provenir clairement des systèmes contractuels nationaux. Le consortium Laing/GTM est intégré et il ne comporte aucune division du travail sur le projet, en fonction de la nationalité. Toutefois la position du projet en Grande-Bretagne impliqua que seuls 30 salariés sur 130 étaient français, et que toute la main d'oeuvre était britannique; les informateurs de GTM éprouvèrent des difficultés à trouver du personnel disposé à travailler en Grande-Bretagne pour une période de cinq ans. Les différences principales entre l'organisation du travail britannique et française peuvent être identifiées de la manière suivante:

  • une division du travail plus poussée en Grande-Bretagne, que ce soit au niveau des professionnels, de l'encadrement, ou des corps de métiers ;
  • une forte séparation du côté britannique entre le contrôle des coûts et le contrôle de l'avancement des travaux à cause du rôle du quantity surveyor ;
  • une grande dépendance vis-à-vis du système, particulièrement pour la gestion de la qualité, du côté britannique ;
  • un caractère plus fortement hiérarchique du management français, particulièrement autour du rôle de l'ingénieur ;
  • un fort esprit d'équipe parmi les britanniques ;
  • des standards de prescription technique renforcés chez les britanniques, essentiellement à cause de la différence entre les British Standards et les normes françaises ;
  • une motivation sur une base de faibles salaires et de fortes primes parmi la main d'oeuvre britannique comme une coûteuse perte de temps par les français ;
  • une technologie française plus avancée assortie d'une organisation plus taylorisée (ex: l’usage de systèmes de fermetures hydrauliques dans le matériel de préfabrication).

Il faudrait spécifier en conclusion que, plus que les différences culturelles, ce projet a souligné l'importance des différences de systèmes et de modèles d'organisation. Très fortement ressenties, ces différences ont néanmoins été surmontées et le projet s'est déroulé avec succès.


Treno ad Alta Velocità

L’étude de cas pour la construction du réseau italien de train à grande vitesse représente une situation tout à fait différente des joint ventures internationales, comparée aux quatre autres cas étudiés. Dans un sens, il représente un bon exemple de l'art d'éviter les joint ventures internationales dans la construction… Il était impossible de trouver un exemple d'opération réalisée par des firmes non originaires du pays sur le marché de la construction en Italie. Cette étude avance un certain nombre d’hypothèses pour expliquer une telle situation ; d’autres raisons sont évoquées dans l’étude du système contractuel italien. Quoi qu'il en soit, la construction d'un réseau représente un investissement de taille dans le développement de l'infrastructure des chemins de fer européens, et contribue à notre compréhension des financements privés des infrastructures publiques par le développement de contrats de concession. Ce cas diffère aussi des autres parce que le recueil de données eut lieu lors des phases initiales de la construction, et non pas lorsque celle ci était en voie d’achèvement comme dans les quatre autres cas.

L'objectif du projet étudié était de construire un nouveau réseau à grande vitesse reliant quelques unes des principales villes italiennes. Les lignes sont : Rome / Naples; Bologne / Florence; Milan / Bologne; Vérone / Venise; Vérone / Milan; Milan / Turin et Milan / Gênes, ainsi que l'amélioration de la ligne existante entre Rome et Florence. Des développements ultérieurs sont prévus à travers les Alpes, de Turin à Lyon afin de faire un raccord avec le système français de TGV. Les coûts totaux du réseau Milan / Naples, comprenant les "nœuds" dans les villes principales, les rails et la signalisation s'élèvent à 22 840 milliards de Lires, auxquels viennent s'ajouter 5 376 milliards de Lires pour le matériel roulant, et les frais généraux. Le système sera davantage inspiré du système allemand InterCity Express (ICE) que du système français des trains à grande vitesse (TGV) : un service moins rapide et un mélange de passagers et de marchandises. Il est prévu que l'intégralité du réseau soit achevée en 2002, bien que le raccord en construction à l'heure actuelle concerne la ligne Rome / Naples dont les travaux ont commencé au printemps 1994.

Ce projet est le premier exemple de financement privé pour l'investissement d'une infrastructure publique en Italie. Le concessionnaire est Treno Alta Velocità spa (TAV), qui a signé l'accord de concession avec le concédant Ferrovie dello Stato (FS) - l’entreprise nationale des chemins de fer - en 1991. Toutefois TAV appartient en partie à FS qui détient 40 % des actions, et l’équilibre de 60 % du secteur privé est garanti par FS. Aucun autre acteur ne détient plus de 5 % des actions. Bien qu’il ait davantage le caractère d’une entreprise du secteur public, plutôt que d’un concessionnaire du secteur privé, TAV est responsable de la construction et de l’entretien de l'infrastructure pour une concession de 50 ans, l'exploitation des lignes louées à TAV revenant à FS. TAV a retenu des experts étrangers pour le conseiller sur le programme : DE Consult (Allemagne) pour le génie du rail ; Coopers and Lybrand (Royaume-Uni) pour l'approbation du projet, ainsi qu’Arthur D. Little pour des conseils sur la gestion de projet et l'estimation des risques.

Les travaux de construction sont répartis entre un certain nombre de consortiums de firmes italiennes de pointe, sur la base d’un prix forfaitaire. Chacun d’eux est responsable des études d'ingénierie et de construction. Ils assument tous les risques associés aux conditions géologiques, aux interruptions archéologiques et à l'acquisition des terrains. Les activités des sept consortiums - un par ligne - sont supervisées par Italfer-Sis spa, une société d’ingénierie relevant de FS, qui est aussi chargée des études techniques préliminaires et de l’assurance qualité. Les contrats pour les nouvelles lignes excluent les "nœuds" où les nouvelles lignes sont obligées de se connecter avec des lignes existantes lorsqu’elles entrent dans des zones urbaines. Étudiées par Italfer, elles sont ensuite livrées à TAV. Les consortiums de construction sont obligés de sous-traiter tout le travail de signalisation, les caténaires et les autres travaux semblables à un sous-traitant commun pour assurer la compatibilité de système - un consortium de firmes italiennes appelé SATURNO.

Bien que les projets étudiés n'en soient qu'à leurs débuts, et que les conclusions dégagées ne sauraient être définitives, cette étude soulève un certain nombre de questions. Tout d'abord celle du rôle de l'Etat à l'intérieur de TAV. Bien qu’il s'agisse nommément d'une société privée, elle est en fait entièrement sous le contrôle de FS, entreprise d’État, aussi bien sous l’angle de la propriété que de la garantie financière, mais aussi parce que FS est le client unique de TAV. Ceci a eu pour effet de décourager les investisseurs privés qui ont préféré apporter le capital à travers des prêts garantis par l'État, avec pour résultat que l'obligation de TAV représente moins de 10 % du capital, chiffre très bas pour les standards internationaux. Malgré tout, seulement 400 billions de lires de cette obligation avaient été souscrits à la fin de 1995 contrairement aux 2 000 prévus. Les autorités chargées du contrôle de la concurrence en Italie ont exprimé leur perplexité devant de tels arrangements.

Par ailleurs, la sélection des sept consortiums pour la construction a contredit l'esprit, sinon la lettre, des directives européennes sur les marchés publics et du marché unique, qui ne fut mis en place qu'en janvier 1993. Bien qu'il n'ait pas été envisagé que les travaux de construction commencent dans un futur proche, tous les délégués avaient été choisis en 1991, coupant ainsi court aux préréquisitions de la directive. FS mit une condition dans le contrat de concession avec TAV : que tous les consortiums de construction soient pleinement garantis par des groupes industriels italiens de pointe, évitant ainsi de manière efficace toute participation étrangère. Cette décision a été attaquée sur le plan juridique sans succès, et les décisions d'attribution furent confirmées sur la base de la loi antérieure à 1993. Quoi qu'il en soit les prix pour les travaux ne furent fixés que longtemps après l'attribution des marchés, une fois achevées les études détaillées, et après que la Conferenza dei Servizi ait levé certaines incertitudes quant aux modalités d'expropriation des terrains.

Plus généralement, le réseau à grande vitesse italien manifeste un certain nombre de contradictions. L'implication importante de l'État et l'absence de mise en concurrence pour l'attribution des marchés font de ce cas un piètre exemple de contrat de concession : il ne s'agit que d'un moyen pour obtenir de plus larges financements que ne le permettraient les seules ressources de l'État. Les projets semblent relever davantage d'une politique d’investissement et de gestion des fonds publics que de la recherche de bénéfices économiques tirés directement de l’opération de construction. Il y a aussi une contradiction entre les objectifs environnementaux déclarés (soulager la saturation de la circulation routière et ferroviaire) et les nécessités d'un réseau à grande vitesse tels que les viaducs et les tunnels. Quoi qu'il en soit, ces projets ont été l'objet d'une des plus importantes évaluations environnementales en Italie.


Storebælt

La contribution de Sten Bonke examine le lancement d'un important projet d'infrastructure nord européen : la liaison fixe le long des 16 kilomètres de largeur du Storebælt (grande ceinture) entre l'est et l'ouest du Danemark. La construction de cet ouvrage, dont la livraison est prévue en 1998 avec un budget estimé à 22 billions de couronnes (prix de 1988) est confiée à plusieurs consortiums de composition multinationale variée. Mais elle représente aussi un enjeu pour la recherche sur la question des politiques publiques, des stratégies d’entreprises et du management technologique dans le processus d’ouverture internationale du marché de la construction .

Sten Bonke examine le processus de décision publique dans une perspective historique, et met en évidence les points particuliers du projet et les spécifications pour la liaison fixe. Il développe une approche de constructivisme social et fait remonter la lenteur des procédures socio-politiques au traditionnel "diviser pour régner" qui caractérise la démocratie sociale danoise. Celle ci, depuis la fin des années soixante-dix, est fortement influencée par les mesures de réglementation supranationales et par l'internationalisation de la construction et de la technologie en général. La conjonction de différents intérêts mena à un accord sur le projet d'une liaison fixe combinée à échéance différée, comprenant des spécifications différentes pour la route et le rail. Derrière cette rationalité technico-économique, la décision s'attachait à répondre à des critères contrastés. Ainsi, pour la première fois dans la politique de transport danoise, un concept proche de la concession fut introduit pour un projet d'infrastructure. Le concessionnaire, compagnie entièrement d'État, devait financer le remboursement des prêts exclusivement à partir des droits de passage des voitures et d'une taxe annuelle des chemins de fer de l'État. Cependant, en raison d’un dépassement de 100 % du budget pour la construction du tunnel ferroviaire, l’accord financier avec le concessionnaire et les procédures doivent à présent (Octobre 1996) être entièrement revues par le parlement danois.

L'attention politique portée aux besoins de transports publics fut l'objet de réflexions ultérieures et à l'origine de la décision de retarder la liaison routière. Les chemins de fer de l'Etat devaient ainsi bénéficier d'une avance de trois ans afin de consolider leur position concurrentielle. Cependant, après de nombreux revers technologiques pendant la conception et la construction du tunnel, les deux liaisons seront, d'après les prévisions, probablement ouvertes simultanément.

Après avoir passé en revue les principales caractéristiques de la chronologie et de l'organisation du Storebælt, l’étude s'intéresse de plus près aux aspects concernant les quatre formes principales d'arrangements contractuels. Trois d'entre eux furent réalisés par des entreprises générales dans le cadre de véritables joint ventures internationales, alors que le quatrième (la superstructure du pont Est) revint à une entreprise italienne. Cette variété peut en partie être rattachée aux différentes stratégies d'attribution du maître d’ouvrage qui, dans ce dernier cas, permit à l’entreprise italienne de proposer une conception alternative pour la construction de la superstructure.

La confrontation entre des modes culturels de management et d'organisation ancrés dans des systèmes nationaux différents est intense et se manifeste au sein des diverses organisations aussi bien que dans leur relation avec le maître d’ouvrage. Il semble, d'après l'expérience des équipes multinationales, qu’il faille à peu près une année avant d’arriver à une organisation opérationnelle. Bien qu'au départ l'entreprise italienne n'ait pas été gênée par la complexité et l’imbrication de directives peu claires, son problème, à présent, est précisément le manque de souplesse et de communication dont souffre une approche de management multinationale. La contribution identifie l'interprétation du dialogue sur les spécifications techniques du maître d’ouvrage et les conditions du marché du travail local comme des zones critiques et essentielles au succès du contrat. Ces points causèrent nombre de retards et des dépassements budgétaires, et furent sources de litige.

Une attention toute particulière est portée à la construction du tunnel de chemin de fer. Justifié politiquement par une série d'arguments environnementaux, le choix porta sur une technologie de creusement du tunnel dans des couches glaciaires complexes sous le Storebælt. Le noyage du tunnelier fut une mise à l’épreuve pour le consortium qui subit alors une réorganisation, avec le passage d'une direction danoise à une direction française. Bien que cette partie du projet ait été considérée comme un désastre financier et technologique, l'achèvement du tunnel démontre une capacité étonnante d'organisation pour développer un management technologique reposant sur l’initiative, et pour situer dans l'apprentissage organisationnel la réponse aux défis techniques de cette dimension. Finalement, plusieurs implications en découlent pour l'industrie de la construction, et pour les maîtres d’ouvrages qui soulignent les bénéfices d'un tel apprentissage organisationnel et les avantages potentiels du transfert de cette technologie sur les projets à venir comme le lien Øresund actuellement en construction entre le Danemark et la Suède.


Friedrichstadtpassagen 207, Berlin

Ce projet consiste dans la promotion privée de magasins et de bureaux de haut standing au centre de la vieille ville de Berlin. Cette histoire, racontée par Gerd Syben, remonte avant la chute du mur, lorsque le gouvernement de la DDR décida de réintégrer cette zone de Berlin pour le quarantième anniversaire de l'Etat en 1989. Les Galeries Lafayette étaient impliquées avec le promoteur, le Centrum Warenhausgesellschaft (CW), et la construction commença. Les travaux furent toutefois interrompus par la chute du mur et par l'unification. Le Treuhand reprit les biens de CW, mais ne parvint pas à trouver d’acheteur. La structure partiellement construite fut démolie par le Treuhand et les trois lots du site firent l'objet d'un appel d'offres international. Comme dispense spéciale du fait de leur longue implication sur le site, les Galeries Lafayette eurent l’opportunité de concourir sur un des lots, leurs concurrents étant obligés de présenter des projets pour les trois lots. Les Galeries Lafayette présentèrent un projet conçu par Jean Nouvel et l'emportèrent. Toutefois, des complications relatives à la propriété d'une partie du terrain forcèrent les Galeries Lafayette à se retirer de la propriété du site en faveur d'un de leur rivaux dans l'appel d'offres, EP Europrojektentwicklungs GmbH (EPE), tout en maintenant l'engagement de s'occuper des magasins, à la condition que Jean Nouvel soit maintenu comme architecte.

EPE est une joint venture entre deux groupes d'intérêts français et deux allemands, dont CBC Immobilière. C'était un élément important dans la stratégie ambitieuse de CBC d'entrer sur le marché allemand en passant par Berlin. EPE fit un appel d'offres pour les travaux, et choisit CBC comme Generalübernehmer. A son tour CBC choisit un des ses concurrents pour le rôle de Generalübernehmer, Maculan d'Autriche, comme Generalunternehmer mais avec des responsabilités limitées au gros œuvre. Cette politique délibérée de choisir des entreprises non allemandes fut étendue à tout le projet, avec une entreprise déléguée pour la façade venant d'Italie, les entreprises mécaniques de Belgique, et les entreprises électriques de France. Au départ, le bureau d'études de CBC à Paris entendait prendre en charge les études techniques de structure, mais se rendit compte que les normes allemandes étaient différentes, et un ingénieur expert de Düsseldorf fut retenu.

Le chantier démarra en juin 1993, et les Galeries Lafayette furent ouvertes au public en février 1996, un an après la date prévue. La somme originelle du contrat selon ce qui nous a été rapportée était de 80 millions de livres. Notre recherche s'intéressait au gros œuvre, et plus particulièrement à deux problèmes: les études techniques de structure, et l'organisation du travail sur le chantier. Les premières provoquèrent un certain nombre de problèmes, essentiellement dus à une organisation très différente du contrôle des études techniques de structure. En France, il incombe au bureau de contrôle d'en assumer la responsabilité ; il s'agit d'un acteur interne au projet de coalition, employé par le maître d’ouvrage. En Allemagne, cette responsabilité revient au Prüfingenieur qui, bien que rémunéré par le maître d’ouvrage, détient son autorité du Land et est essentiellement externe à la coalition du projet. Le permis de construire ne peut pas être délivré tant que le Prüfingenieur n'a pas fait son travail.

A cause de la forme conique inversée du foyer central de l'immeuble, la réalisation de la structure était particulièrement complexe. Des modifications, suscitées par des considérations architecturales et par les besoins des utilisateurs de l'immeuble, furent effectuées sans aucun égard pour leurs implications sur la conception technique, et impliquèrent une intervention du Prüfingenieur. Celui-ci se révéla particulièrement pointilleux et insista pour contrôler les calculs et les études de structure une fois l'ensemble achevé et non phase par phase. Cette démarche entraîna des travaux supplémentaires du fait d'erreurs dans les calculs reprises dans les plans d'exécution, qui n'avaient pas été identifiées auparavant. Selon une pratique commune en France, et occasionnelle en Allemagne, les travaux avaient commencé avant que les plans aient été approuvés.

Le résultat de ces retards, et l’accroissement des coûts furent un véritable désastre. CBC n’a reçu de paiement du maître d’ouvrage que pour une faible partie des travaux, à cause de désaccords sur la conformité de l’immeuble construit. En 1995, ils annoncèrent des pertes de 420 millions de Francs (à peu près 70% de la somme du contrat originel) sur le projet, et comme conséquence, durent être recapitalisés par leur société mère Générale des Eaux et perdirent dans la pratique leur autonomie. Les pertes reportées de Maculan sur ses activités dans les neue Länder pour 1995 étaient approximativement de 136 millions de livres, et les banquiers retirèrent leur soutien, occasionnant la deuxième plus grande faillite dans l’histoire de l’Autriche. Moins de 10% de l’immeuble construit est loué, et des doutes planent sur la viabilité des centres commerciaux de luxe après les années de gloire du Berlin actif du Kurfürstendamm. Le temps seul nous dira si les Galeries Lafayette auront un sort similaire à ceux qui construisirent leur nouveau magasin à Berlin.

L’organisation du travail sur le chantier suscita aussi une réflexion sur les conditions particulières à Berlin. Alors que le personnel d'encadrement du chantier était mobilisé par Maculan en Autriche, toute la main d’œuvre fut recrutée localement à l’exception d’un groupe, venu aussi d’Autriche. Un second groupe vint des filiales de Maculan à Berlin Est. Mais tous les autres ouvriers furent recrutés parmi les immigrants de l’Europe de l’est et du sud. Des travaux concrets de ce genre ne réclament pas une main d’œuvre hautement qualifiée, et les travailleurs furent donc formés sur le chantier. Afin d’arriver à une force de 70, 400 hommes furent recrutés et observés pendant une semaine. La majorité d’entre eux ne manifestèrent pas une performance adéquate et ils furent renvoyés pendant que les autres suivaient une formation. Les groupes furent organisés selon l’origine nationale, les plafonds pour les Portugais, les parois pour les Italiens et les Yougoslaves, ainsi que les Allemands et les Autrichiens, la manutention du chantier et l'entretien pour les Hongrois, les Tchèques et les Yougoslaves. Le paiement à prix forfaitaire et les instructions furent données par les Autrichiens à travers leurs groupes nationaux. Le principal problème qui nous était rapporté, fut sans grande surprise, celui de la langue.

Une double leçon se dégage cette étude de cas. Tout d’abord, l’exemple de Berlin illustre à merveille le choc des systèmes. Là où des acteurs ne collaborent pas avec d’autres acteurs locaux qui comprennent pleinement le fonctionnement des systèmes régulateurs nationaux, des problèmes graves et nuisibles de retard et de coûts supplémentaires sont plus que probables. La politique délibérée de CBC de ne pas collaborer avec des firmes allemandes parce que celles-ci seraient sans doute devenUes des rivales à l’avenir semble avoir été une erreur coûteuse. Deuxièmement, bien que CBC et Maculan aient envoyé du personnel qualifié pour gérer le projet et le chantier, la main d’œuvre fut pratiquement entièrement recrutée sur place. Les conditions particulières du marché de la construction berlinois a voulu que la plupart de ces travailleurs soient des immigrants de pays moins développés de l’Europe, n’ayant pratiquement aucune expérience dans la construction. Même la main d’œuvre berlinoise avait peu d’expérience dans les technologies choisies. La leçon plus large qu’en ont retenue maints promoteurs immobiliers au Royaume-Uni et en France pendant les cinq dernières années est que dans la promotion immobilière, le temps est de l’or. Bien que les problèmes ailleurs soient souvent suscités par l’arrivée tardive de la propriété sur le marché, ceux de Friedrichstadtpassagen semblent avoir été causés par sa trop grande précocité : le potentiel de Berlin prend beaucoup plus de temps à se matérialiser que ne le laissait penser l’enthousiasme engendré par die Wende.


La filière charpente métallique en Italie

Une des premières découvertes de nos études de cas était la présence dans de nombreux pays de fabricants de charpente métallique italiens. Ils étaient présents à Berlin, dans le Severn Bridge, et dans le Storebælt. Nous primes donc la décision de profiter au maximum de la collaboration des membres italiens de l’équipe pour enquêter plus en détail sur ce phénomène. La recherche entreprise par Ezio Micelli porte sur les activités de deux de ces firmes, CMF et Cimolai. En partant des exemples du tablier du pont est du Storebælt (CMF) et du Pont du Canal Maritime (Cimolai) au Havre, il montre comment la clef du succès italien est la capacité de reformuler les spécifications afin d’accroître la valeur du projet total pour le fabricant de charpente métallique et, en même temps, de faire économiser de l’argent au maître d’ouvrage. Dans le cas danois, CMF améliora les spécifications des viaducs d’approche permettant une surface plus longue pour laquelle moins de pièces étaient nécessaires. Dans le cas français, Cimolai offrit un tablier plus long à base d’acier en forme de V ce qui évitait la construction de travaux sous l’eau.

Il identifia quatre points communs entre les deux cas:

  • les autorités publiques acceptaient des appels d’offre sans spécifications;
  • les contrats étaient gagnés en remodelant les spécifications de l’offre, par le biais des variantes;
  • le fabricant de charpente métallique offrait des services de génie ainsi que de construction;
  • tous deux étaient des partenaires intégraux des consortiums lauréats, et non des délégués professionnels.

Les avantages des italiens ne proviennent pas d’avantages compétitifs basés sur les coûts, l’Italie n’offrant pas de tarifs particulièrement avantageux ni sur les coûts ni sur la main d’œuvre. Ils ont prospéré sur leurs talents de stratégie d’intermédiation entre les capacités de la firme et les besoins du maître d’ouvrage. Non seulement ils avaient des capacités dans la fabrication de l’acier, mais ils étaient aussi suffisamment flexibles pour répondre aux besoins de maîtres d’ouvrages divers et avoir la capacité d’adapter les besoins du maître d’ouvrage à leurs propres capacités. Ce savoir-faire dans la médiation stratégique provient de deux sources : un marché intérieur en déclin qui les forçait à chercher du travail à l’étranger, et une position marginale dans un marché dominé par le choix de structures en béton qui les poussait à ne pas dépendre des spécifications du maître d’ouvrage. En conclusion Micelli soutient que cette connaissance tacite des relations entre deux capacités est au centre du succès des firmes italiennes : des capacités techniques reliées à des processus de production spécifiques, et la capacité d’entreprendre une médiation stratégique. En retour, les opportunités de mener à bien de telles stratégies sont liées aux stratégies de marchés publics des maîtres d’ouvrages qui favorisent les appels d’offre sur spécifications "ouvertes".