RÉSUMÉ DES NOTES DE TRAVAIL THÉMATIQUES
Politique publique
Les stratégies d’entreprises
La gestion de projet
Management technologique
Emploi et gestion de la main d'œuvre

Le champ à couvrir dans le programme de recherche était donc divisé en cinq catégories - politique publique, stratégies d’entreprises, gestion de projet, management technologique, emploi et gestion de la main d'œuvre. Celles-ci n'étaient pas considérées comme des champs d’investigation indépendants, mais plutôt comme cinq perspectives différentes de la question des joint ventures internationales au sein de l'Union Européenne. Plutôt que de livrer une chronique complète de la littérature disponible sur chacun des thèmes - une tâche immense qui dépassait les objectifs du mandat du Groupe - chaque chercheur choisit, en accord avec le reste du Groupe, un aspect particulier des débats théoriques actuels. Ainsi, chacun des papiers thématiques est une contribution théorique au programme d'Europroduction. Seuls les éléments clés des contributions sont présentés ici.


Politique publique

La contribution de Ezio Micelli s'attaque au problème de l'efficacité de la commande publique en matière d’infrastructures et autres travaux publics de l'État. Les économistes américains néoclassiques ont développé la théorie de l'agence et l'ont appliquée aux marchés publics (voir McAfee et McMillan 1986). La problématique centrale de la théorie principal / agent est la motivation des agents économiques qui sont employés par des principaux pour agir en leur nom - comment le principal peut-il s'assurer que son agent maximisera ses "retours" et non ses propres intérêts ? Deux problèmes essentiels se présentent: l'antisélection et le risque moral. Dans le premier cas, comment le principal peut-il savoir quel est l'agent le plus efficace, et dans le second cas, comment le principal peut-il savoir si l'agent sélectionné est aussi mobilisé que possible pour défendre les intérêts du principal?

Ces deux problèmes gravitent autour de l'asymétrie de l'information entre le principal et l'agent - si l'une des deux parties décide de cacher une information matérielle, cela engendre un risque pour l'autre partie. La théorie principal / agent explore les formes efficaces de stimulants à même de réduire ces risques. En réalité, ceci signifie qu'il y a un échange de l'antisélection contre le risque moral. Si le principal tente de transférer tous les risques sur l'agent par un contrat cost-plus, l'agent peut exiger une prime de risque qui gonflera les prix; si le principal conserve tous les risques en entrant dans un contrat à prix coûtant, alors l'agent n'aura aucun intérêt à maintenir les coûts les plus bas possibles.

Micelli applique ensuite cette théorie au cas des marchés de travaux publics. Il en arrive à la conclusion que ces modèles qui considèrent les marchés ex ante sont applicables - les modèles ex post impliquant des transactions répétées entre les parties. Il montre que les modèles développés par les théoriciens de la relation principal / agent ne sont guère utilisés par ceux qui sont concernés par l'aspect pratique de la passation des marchés. Selon lui, cela tient à la façon dont la théorie principal / agent ne prend pas en considération le rôle de l'incertitude dans les relations contractuelles. Dans la théorie principal / agent, l'incertitude provient des asymétries de l'information, mais dans la construction, elle est aussi due aux incertitudes propres du projet. La théorie de l'agent partage le postulat typiquement néoclassique selon lequel toutes les technologies sont parfaitement disponibles, alors que dans les commandes de travaux publics, ce n'est pas le cas. Les concurrents ne peuvent pas présenter un projet technique optimal, en raison des incertitudes techniques, mais simplement un projet satisfaisant.

Influencé par l'économie évolutionniste de Nelson et Winter (1982), Micelli développe l’idée selon laquelle la nature particulièrement innovante du projet de construction implique des incertitudes dues à l'impossibilité d'obtenir à l'avance toutes les informations techniques requises par le projet. Le problème soulevé est celui de la production du savoir et non simplement de sa distribution. Ceci est illustré par une figure qui montre comment les postulats économiques de base mènent à la définition du problème à résoudre, et au type d'instrument contractuel choisi pour le résoudre. Micelli conclut sa critique de l'approche de la théorie de l'agent en soulignant l'importance de routines de recherche capables d'assurer l'apprentissage du projet, et par là-même, l'amélioration des performances économiques.

La discussion porte ensuite sur le problème de l'apprentissage et souligne l'importance du co-design et du co-engineering, dans la recherche commune de solutions techniques par le principal et par l'agent. Micelli s'inspire d'une vaste littérature sur les relations au sein de la chaîne de l'offre, largement influencée par l'expérience japonaise. Les points clefs sont ici la durée de la participation de l'agent dans le processus et le degré de compétition entre les agents potentiels. Ici, le modèle fordiste de production de masse, de participation tardive et hautement compétitif peut être opposé à la participation précoce et au modèle favorisant l'agent aux termes d’une concurrence réduite. L’inconvénient de ce dernier modèle est qu’il favorise des rentes de situation produites par les ressources déjà investies dans la relation. Dans le secteur de la construction, ces problèmes ne sauraient être résolus par la concurrence, en raison du remplacement difficile de l'agent en cours de projet. La solution est alors plutôt recherchée dans le morcellement des travaux en unités séparées, dans la participation précoce de l'agent à la conception, dans l'usage d'appels d'offres concurrentiels, et dans des contrats à prix fixes avec des clauses de renégociation.

Ce cadre d’analyse est ensuite appliqué aux deux études de cas - TAV et le Storebælt Link. Les deux projets ont de nombreux points communs - une société de contrôle public a été mise en place afin d'opérer comme principal au nom de l'État, de réunir des fonds et de gérer le projet ; l’ensemble des programmes a été morcelé en unités séparées ; le développement technologique pour chacun des projets a fait l'objet de négociations entre les parties. D'autre part, des différences de taille apparaissent aussi - la sélection des agents s’est opérée sur la base d'un appel d'offres international dans le cas danois, mais dans le cas italien, les projets ont été attribués à des groupes industriels italiens sans la moindre possibilité de compétition pour les firmes non italiennes ; pour résoudre les problèmes, les Danois ont utilisé des technologies compétitives, mais pas les Italiens ; les Danois ont agi sur la base de l'hypothèse selon laquelle les coûts de coordination sont moins élevés que les coûts de sélection compétitive des agents, alors que les Italiens ont adopté le point de vue inverse. Micelli conclut que l'approche danoise est plus efficace que l'approche italienne en termes de routines de recherche pour la passation des marchés et d’emploi de technologies adéquates.


Les stratégies d’entreprises

L'analyse des stratégies d’entreprises est un élément important, puisque ce sont les décisions prises par les grandes groupes de construction européens pour pénétrer le marché des grands projets internationaux en joint ventures qui constituent le cœur de notre recherche. Les joint ventures internationales en Europe sont largement le résultat de grands groupes qui tentent d’articuler leurs stratégies d’internationalisation au sein de l'Union Européenne. Dans sa contribution, Elisabeth Campagnac rappelle le cadre théorique de l'analyse des stratégies en général, et de leurs liens à l'internationalisation en particulier.

L’étude commence par passer en revue toute la littérature sur les stratégies concurrentielles, et identifie le travail de Porter (1980; 1985) comme texte clef. Le modèle de Porter comporte trois éléments fondamentaux:

  • l'identification de l'intensité de la rivalité concurrentielle au niveau du secteur industriel ;

  • le repérage de cinq forces principales dans la concurrence ;

  • l'identification des sources d’avantage compétitif qui se situent pour Porter dans trois directions - la spécialisation, le leadership en matière de coût, et la différenciation.

La configuration de la chaîne des valeurs permet d’identifier la façon dont les firmes créent de la valeur dans le système de production à partir de leurs activités. L'approche de Porter permet d’identifier différents modèles de diversification parmi les grands groupes de construction en Europe, en les rapportant à la manière dont les firmes ont construit leurs orientations stratégiques nationales européennes.

L’analyse porte ensuite sur la mondialisation de l'économie, encouragée à la fois par la dérégulation des marchés financiers et par les nouvelles technologies. S’inspirant des travaux de Chesnais (1994), Campagnac définit les caractéristiques de la mondialisation par les investissements directs à l’étranger, la concentration des principaux marchés au sein de la triade constituée par l’Union Européenne, les États-Unis et le Japon, le développement de réseaux de firmes, l'interpénétration croissante des économies développées, l’apparition d'oligopoles globaux, la globalisation financière et la tendance à exclure les pays en voie de développement. Cette oligopolisation résulte de nouvelles formes de concurrence et d'organisation de la production. C'est dans ce contexte que l’interpénétration croissante des économies développées doit être resituée - tout concurrent efficace au niveau global devant alors être actif dans ces trois marchés principaux. Il en découle une croissance rapide des stratégies d'alliance grâce auxquelles les firmes essaient de répartir entre elles leurs frais généraux, particulièrement dans le secteur de la recherche et du développement. Ainsi, les relations entre les oligopoles dans le contexte de mondialisation de l’économie sont faites à la fois de concurrence et de coopération.

Deux types d'industries mondiales doivent être distinguées - celles qui sont véritablement globales, et les industries et firmes multi-domestiques. Les premières sont intégrées au-delà des frontières, alors que les secondes regroupent une série d'opérations menées dans le cadre de différents marchés nationaux. Les premières peuvent être spécialisées par produit ou intégrées verticalement - dans tous les cas elles impliquent un haut niveau de transferts entre firmes. Les firmes en concurrence au niveau mondial peuvent combiner deux sortes d'avantages: ceux qui proviennent de leur pays d'origine, et ceux qui proviennent de leurs propres avantages compétitifs. Ainsi peut-on parler d'un avantage compétitif national dérivant des caractéristiques nationales d'une économie tel le stock de capital du secteur, les relations entre les systèmes bancaires et les industries, et le niveau d'offre d'infrastructure et de formation. Bien que ces analyses aient été développées dans le cas du secteur industriel, elles s'appliquent tout aussi bien au secteur des services, qui sont d’ailleurs des vecteurs de mondialisation par le biais de leur privatisation ou de leur dérégulation, pour ce qui concerne les services publics. Ces développements conduisent à de nouveaux types de groupes multinationaux appelés à coordonner des réseau internationaux inter et infra firmes. Toutes proportions gardées, la construction participe de plus en plus à ces développements.

La nouvelle approche institutionnaliste complète ces vues théoriques. Les travaux de Fligstein (1990) sont intéressants par l'analyse des facteurs institutionnels qui influencent le développement économique et la croissance des grandes groupes. Fligstein fournit une typologie des modes de contrôle dans le cas des grands groupes du siècle passé aux États-Unis. Il distingue les phases de contrôle direct, de contrôle industriel, de contrôle commercial et depuis les années soixante de contrôle financier.


La gestion de projet

La contribution de Graham Winch sur la gestion de projet a pour but de développer le cadre conceptuel de l'économie des coûts de transaction et son application à la gestion de projet. S'inspirant en grande partie des travaux de Giard et Midler (1993), de Kristensen (1996) et de travaux précédents de Graham Winch (1994), il identifie au départ les deux traits principaux des organisations de projet qui les distinguent des formes de l’organisation industrielle ordinaire. Tout d'abord, l'organisation de projet est une organisation temporaire visant une demande spécifique qui suit un cycle de vie, qui peut être conçu comme un flot d'informations caractérisé par la réduction progressive de l'incertitude à travers le temps. Ensuite, les organisations de projet sont structurellement la matrice de qualifications que mobilisent les coordinateurs du projet pour satisfaire les besoins du maître d’ouvrage. L’hypothèse principale est que la théorie de l'économie des coûts de transaction permet d’ expliquer les différences d’organisations et de configurations de gestion de projet dans le secteur de la construction.

Williamson (1975; 1985) situe la transaction au niveau des interfaces situées entre deux activités technologiquement séparables et par lesquelles transite la production d’un bien ou d’un service. Le coût total du bien ou du service est la somme des coûts de production et des coûts associés de transaction. Williamson développe son analyse par la distinction de trois contingences de l’environnement qui affectent le déroulement de la transaction : l'incertitude, la spécificité des actifs et la fréquence des transactions. Williamson soutient que ces trois contingences produisent deux idéaux-types de transactions : le marché et la hiérarchie. Une critique de cette première formulation du cadre général des marchés et des hiérarchies l’a conduit à la conceptualisation de modes de "gouvernance" intermédiaires des transactions, généralement désignés par le terme de "réseaux" et dont Williamson reconnaît l’importance dans ses travaux ultérieurs. L’étude tente alors d’affiner la typologie de ces modes de gouvernance en distinguant, dans la gestion des réseaux, quatre types fondamentaux de coopération et de modes de gouvernance sur la base de deux critères : l'équilibre du pouvoir et du degré d'indépendance entre les parties en présence. Cette analyse débouche sur quatre types de formes coopératives de transaction :

  • le consortium (faible interdépendance / égalité dans l’équilibre de pouvoir) ;
  • la joint venture (forte interdépendance / égalité dans l’équilibre de pouvoir) ;
  • la coalition (faible interdépendance / inégalité dans l’équilibre de pouvoir) ;
  • la quasi-firme (forte interdépendance / inégalité dans l’équilibre de pouvoir).

La première partie de la contribution débouche sur la distinction entre incertitude, risque et variabilité. L'incertitude correspond à la situation où, du fait de hauts niveaux de complexité ou de dynamisme dans l'environnement, le résultat est difficilement prévisible et la rationalité limitée. La variabilité correspond à la situation où l'incertitude est moindre car un résultat précis ne peut pas être prédit, mais une fourchette de résultats possibles peut être établie. Le risque a deux dimensions : d’une part, le risque assurenciel correspond à une situation où la performance passée est un bon indicateur des résultats futurs, et donc il existe des informations disponibles pour émettre des probabilités sur le résultat en question. D’autre part, le risque entreprenerial correspond à une situation où l’une des parties de la transaction accepte les pertes et revenus potentiels (et incertains) susceptibles de se produire.

L’analyse porte ensuite sur l'application de ce cadre conceptuel au secteur spécifique des projets de construction. Les projets de construction sont caractérisés par un haut niveau d’incertitude, et par une faible fréquence des transactions. Pour les actifs spécifiques, il est nécessaire de distinguer les situations dans les phases pré et post contractuelles. Les actifs spécifiques dans la phase pré-contractuelle sont peu nombreux dans la mesure où il s’agit d’une phase ouverte et concurrentielle pour la plupart des services de construction; mais une fois que l’échange contractuel a eu lieu, les actifs spécifiques deviennent très élevés du fait des difficultés de remplacer des acteurs en cours d’exécution du contrat. C'est ici que les problèmes de transaction apparaissent en interaction avec la dimension temporelle du cycle de vie du projet. Ce qui est "acheté" par le biais du contrat dans le secteur de la construction, ce n'est pas un produit, mais une capacité à produire ; celle-ci est entachée de hauts niveaux d'incertitude. Bien que la présence de hauts niveaux d'incertitude encourage normalement le choix d’une coordination de type hiérarchique, la faible fréquence de transaction pousse l'organisation des projets de construction plutôt vers des formes de coopération à faible interdépendance. La construction est donc caractérisée par des coalitions et des consortiums, beaucoup plus que par des joint ventures ou des quasi-firmes.

Les travaux de Stinchcombe et Heimer (1985) sont précieux pour comprendre comment les transactions sont effectivement "gouvernées" au sein des coalitions. Ces auteurs soutiennent que les formes hiérarchiques de gouvernance des marchés évoluent et permettent le changement des mécanismes contractuels : par des systèmes d'incitations pour motiver les acteurs, par des systèmes de prix administrés, par des procédures de résolution des conflits, et par des procédures d'opération standardisées. Ces types complexes de contrats sont très répandus dans le secteur de la construction comme en témoignent le Code des Marchés Publics en France, le Verdingungsordnung für Bauleistungen en Allemagne, les séries Almindelige Betingelser au Danemark, et les Joint Contrats Tribunal et autres séries dans le Royaume-Uni.

La contribution s'achève sur une analyse de l'application du concept de variabilité à la construction, et note que des auteurs tels que Campinos-Dubernet (1988) et Stinchcombe (1959) ne sont pas parvenus à l’appliquer clairement de manière opérationnelle dans leurs recherches . L'existence des types de contrats complexes identifiés précédemment suggère que la contingence essentielle de l'organisation des projets de construction n'est pas la variabilité, mais l'incertitude.


Management technologique

L'importance du management technologique dans l'industrie de la construction, et en particulier dans les grands projets est de plus en plus largement ressentie. Le management technologique peut être en quelques mots défini comme " le transfert de l'innovation technologique d'un niveau à un autre ". L’analyse proposée par Sten Bonke passe en revue la littérature économique et sociologique sur le management technologique, avant de développer une perspective d’application au contexte particulier de l'industrie de la construction. Cette grille de lecture est ensuite appliquée au cas du Storebælt.

Le management technologique se caractérise par un certain rapprochement entre une approche de l'ingénieur, qui conçoit la technologie comme la solution à un problème, et une approche de type plus économique, où la technologie est perçue comme une source de concurrence. Un certain nombre de travaux d'inspirations disciplinaires diverses ont contribué à l'élaboration du concept de "management technologique" : l'économie industrielle, l'économie de l'innovation, la théorie organisationnelle, la sociologie industrielle et la construction sociale de la technologie (SCOT). L'approche SCOT souligne en particulier la façon dont les technologies sont socialement construites par des processus de mise en concurrence de groupes sociaux en compétition.

Dans le cas des grands projets, il est possible, pour les besoins de l’analyse, de distinguer trois phases : la phase de décision publique, celle de la conception et de l'appel d'offres, enfin la phase de production sur le chantier. Les diverses approches du management technologique s'appliquent de façon différente à chacune des trois phases du projet. L’approche SCOT est particulièrement bien adaptée à la phase concernant la décision publique, l'économie industrielle, la phase d’études préparatoires et de gestion de l'appel d'offres ; alors que la sociologie industrielle et l'économie de l'innovation sont les plus adéquates pour l’analyse de la phase de réalisation.

L’apport respectif de ces perspectives peut se vérifier sur le cas du Storebælt Link. Lors des débats publics pour la construction de cette infrastructure, des groupes d'intérêts différents proposèrent diverses solutions technologiques, ou adoptèrent des positions contraires sur le devenir des ferries. Les principales options portaient soit sur le choix exclusif du chemin de fer, soit sur celui de la route, soit sur une solution " équilibrée " combinant le rail et la route. Mais aussitôt que le compromis en faveur du lien combiné eut été retenu par la coalition des principaux partis politiques et des principales administrations de transport, les autres groupes ne furent plus en mesure d’exercer leur pression .

Au stade de l'appel d'offres pour le tunnel Est, les concurrents furent invités à concourir sur la base de trois options technologiques : creusement ou immersion de tunnel, et choix entre les solutions acier ou béton pour les tunnels immergés. Tous les candidats préqualifiés présentèrent des offres pour les trois options; la concurrence entre les firmes les poussa à cette position, plutôt que de courir le risque que l'option dans laquelle résidait leur plus grande force technologique ne soit pas retenue. Ce processus soulignait l'importance des relations entre les firmes et de leurs capacités technologiques. Il faudrait poursuivre les recherches sur l’approche du management technologique appliquée au contexte de la construction, mais cette étude fournit un point de départ important, et définit bien les enjeux.


Emploi et gestion de la main d'œuvre

La contribution de Gerd Syben porte sur les enjeux relatifs à l'emploi et à la gestion de main d’œuvre, en soulignant l'importance des joint ventures pour pénétrer les marchés étrangers dans l'industrie de construction en Europe. Partant des travaux de Bartlett et Ghoshal (1989), Syben développe la notion de firme transnationale appliquée aux grands groupes de la construction, alors que le concept s'appliquait initialement au secteur manufacturier. Une société transnationale combine les avantage d'une direction centrale forte et d'unités nationales capables de répondre aux conditions locales de façon souple. Les incertitudes inhérentes aux projets soulignent l’importance que recouvre cette capacité d’autonomie pour les opérations internationales de construction. C’est pourquoi une firme transnationale dans la construction connaît le plus souvent une structure tripartite : une direction centrale forte qui représente les compétences techniques et managériales de la firme, un intermédiaire régional qui s'assure de la sensibilité des marchés locaux, et des unités opérationnelles qui réalisent le projet.

Les firmes transnationales sont complexes, et Bartlett et Ghoshal préconisent trois moyens de s'assurer qu'elles agissent de manière concertée. La centralisation permet d’attribuer la responsabilité de la décision finale à la direction centrale ; la formalisation implique le développement des systèmes de procédures de contrôle; alors que la socialisation entraîne le développement d'un ensemble d'objectifs et valeurs communs. La socialisation est le mécanisme le plus difficile de la coordination à mettre en place, mais il offre aussi les plus grands "retours" par le fait de combiner contrôle global et incitations au développement des capacités entrepreneuriales des unités locales. Les traits particuliers des projets de construction, à savoir l'incertitude, la singularité, et la tendance du maître d’ouvrage à changer d'avis, rendent cette autonomie locale d'autant plus importante. Ces enjeux placent les ressources humaines au coeur du problème de la gestion des grands groupes de construction transnationaux, et ces ressources humaines représentent la compétence centrale des firmes au sens où l'indiquent Pralahad et Hamel (1990), car ce sont elles qui permettent la pénétration effective de marchés étrangers.

Ces considérations soulèvent la question de l’origine de ces ressources humaines bien socialisées. Le concept de marchés du travail internes et externes segmentés a été développé par Doeringer et Piore (1971). Il a été appliqué au personnel d’encadrement et de gestion et a montré que ces catégories appartiennent habituellement au marché du travail interne. L'importance du marché du travail interne au sein du personnel de gestion et du développement de ses compétences indique que la question du choix alternatif entre déplacement du personnel à l'étranger ou recrutement local est fortement déformée. Le placement à l'étranger coûte beaucoup plus cher que le recrutement local mais il apporte un nombre considérable d'avantages internes à l’entreprise transnationale.

Heenen et Perlmutter (1979) ont identifié quatre options de base : l’approche ethnocentrique qui conduit à ne recourir qu’aux salariés de la firme ; l'approche polycentrique fondée sur le seul recrutement local ; l'approche régiocentrique combinant les deux solutions précédentes ; enfin l'approche géocentrique qui recrute et déplace les salariés sans prêter attention à leur nationalité. Quelle que soit l'option retenue, les capacités professionnelles requises par le projet et la capacité à travailler dans un contexte multiculturel sont des décisions clefs pour déterminer qui mobiliser ou recruter. Il s'agit aussi de savoir quels sont les cadres qui acceptent le déplacement à l'étranger. Kammel et Teichelmann (1994) identifient quatre types : les légionnaires, les chercheurs de carrière, les réfugiés, et les joueurs globaux.

Pour conclure son tour de la littérature sur la question, Syben stipule que la situation dans le secteur de la construction est encore plus favorable au déplacement des cadres que dans les autres industries. Tout d’abord, la nature temporaire du projet de construction impose une limite temporelle au déplacement à l'étranger, tandis que la nature spécifique du travail de chantier implique une présence minimum nécessaire dans le pays concerné. Ensuite, les problèmes de langue sont en grande partie réduits par le fait que les grands projets à travers le monde se déroulent dans un anglais restreint qui ne sert qu'à la communication quotidienne. D’autre part, l'importance des projets pour pénétrer des marchés implique qu'il vaut mieux déplacer des salariés de haut niveau, bien intégrés dans l’entreprise et bien socialisés pour assurer le succès du projet. Enfin, le transfert de connaissances et de compétences est l'argument principal qui milite en faveur du déplacement des cadres. Les projets de construction sont, dans une large mesure, continuellement dans cette phase de "développement" que de nombreux commentateurs ont identifiée comme la phase au cours de laquelle le déplacement est décisif.

Ces arguments s'appliquent aux personnel d’encadrement et aux professionnels de haut niveau. La situation change du tout au tout pour la main d'œuvre. Ici, l'enjeu des coûts de déplacement dépasse largement tout bénéfice organisationnel, et ce personnel est le plus souvent exclusivement recruté sur place. Le recours à la main d'œuvre locale ne saurait être problématique en Europe que de façon tout à fait exceptionnelle. De fait, les travaux d'infrastructure ont souvent un caractère légitime auprès des populations locales qui en acceptent les effets secondaires dans la mesure où ils sont générateurs d'emploi. Lorsque les ressources en main d'œuvre locales sont inadéquates, le problème est habituellement résolu par le recours à des travailleurs migrants plutôt que par le déplacement à l'étranger des ouvriers de l’entreprise (Stalker 1994).

Les résultats des cinq études de cas confirment largement ces hypothèses. Dans tous les cas, sauf celui du TAV qui ne comprenait pas de firmes étrangères, les cadres de haut niveau étaient détachés à l'étranger, alors que les salariés de moindre niveau et les ouvriers étaient recrutés localement. Du côté français du Tunnel sous la Manche, cela se combinait avec un choix politique délibéré de soutien de l'État et de subventions dans la région en crise du Nord-Pas-de-Calais. Les travailleurs locaux étaient en principe recrutés par les partenaires locaux de la joint venture. Dans le cas des entreprises de moindre ampleur, comme par exemple les firmes danoises du Storebælt, c’est cette fonction de recrutement et de gestion de la main d’œuvre locale qu’elles assumaient qui justifiait leur participation initiale au projet. Comme nous le verrons, la situation à Berlin était assez différente dans la mesure où, si l’essentiel de la main d'œuvre était recrutée localement, la plupart étaient des immigrés d'Europe de l'Est et du Sud. L'énorme expansion de la demande dans le secteur de la construction après l'unification de l’Allemagne a attiré une quantité de travailleurs peu qualifiés à la recherche de nouvelles conditions de vie. Seuls deux petits groupes, une équipe d'Irlandais pour les travaux de creusement à main sur le Storebælt et un groupe d'Autrichiens employé aux travaux du béton sur Friedrichstadtpassagen 207, témoignèrent d’un déplacement de main d'œuvre.