Le champ à couvrir dans le programme de recherche était
donc divisé en cinq catégories - politique publique, stratégies d’entreprises,
gestion de projet, management technologique, emploi et gestion de la main d'œuvre.
Celles-ci n'étaient pas considérées comme des champs d’investigation
indépendants, mais plutôt comme cinq perspectives différentes de la question
des joint ventures internationales au sein de l'Union Européenne.
Plutôt que de livrer une chronique complète de la littérature disponible sur
chacun des thèmes - une tâche immense qui dépassait les objectifs du mandat
du Groupe - chaque chercheur choisit, en accord avec le reste du Groupe, un
aspect particulier des débats théoriques actuels. Ainsi, chacun des papiers
thématiques est une contribution théorique au programme d'Europroduction.
Seuls les éléments clés des contributions sont présentés ici.
Politique publique
La contribution de Ezio Micelli s'attaque au problème de
l'efficacité de la commande publique en matière d’infrastructures et autres
travaux publics de l'État. Les économistes américains néoclassiques ont
développé la théorie de l'agence et l'ont appliquée aux marchés publics
(voir McAfee et McMillan 1986). La problématique centrale de la théorie
principal / agent est la motivation des agents économiques qui sont employés
par des principaux pour agir en leur nom - comment le principal peut-il
s'assurer que son agent maximisera ses "retours" et non ses propres
intérêts ? Deux problèmes essentiels se présentent: l'antisélection et
le risque moral. Dans le premier cas, comment le principal peut-il savoir quel
est l'agent le plus efficace, et dans le second cas, comment le principal
peut-il savoir si l'agent sélectionné est aussi mobilisé que possible pour
défendre les intérêts du principal?
Ces deux problèmes gravitent autour de l'asymétrie de
l'information entre le principal et l'agent - si l'une des deux parties décide
de cacher une information matérielle, cela engendre un risque pour l'autre
partie. La théorie principal / agent explore les formes efficaces de stimulants
à même de réduire ces risques. En réalité, ceci signifie qu'il y a un
échange de l'antisélection contre le risque moral. Si le principal tente de
transférer tous les risques sur l'agent par un contrat cost-plus,
l'agent peut exiger une prime de risque qui gonflera les prix; si le principal
conserve tous les risques en entrant dans un contrat à prix coûtant, alors
l'agent n'aura aucun intérêt à maintenir les coûts les plus bas possibles.
Micelli applique ensuite cette théorie au cas des marchés
de travaux publics. Il en arrive à la conclusion que ces modèles qui
considèrent les marchés ex ante sont applicables - les modèles ex
post impliquant des transactions répétées entre les parties. Il montre
que les modèles développés par les théoriciens de la relation principal /
agent ne sont guère utilisés par ceux qui sont concernés par l'aspect
pratique de la passation des marchés. Selon lui, cela tient à la façon dont
la théorie principal / agent ne prend pas en considération le rôle de
l'incertitude dans les relations contractuelles. Dans la théorie principal /
agent, l'incertitude provient des asymétries de l'information, mais dans la
construction, elle est aussi due aux incertitudes propres du projet. La théorie
de l'agent partage le postulat typiquement néoclassique selon lequel toutes les
technologies sont parfaitement disponibles, alors que dans les commandes de
travaux publics, ce n'est pas le cas. Les concurrents ne peuvent pas présenter
un projet technique optimal, en raison des incertitudes techniques, mais
simplement un projet satisfaisant.
Influencé par l'économie évolutionniste de Nelson et
Winter (1982), Micelli développe l’idée selon laquelle la nature
particulièrement innovante du projet de construction implique des incertitudes
dues à l'impossibilité d'obtenir à l'avance toutes les informations
techniques requises par le projet. Le problème soulevé est celui de la
production du savoir et non simplement de sa distribution. Ceci est illustré
par une figure qui montre comment les postulats économiques de base mènent à
la définition du problème à résoudre, et au type d'instrument contractuel
choisi pour le résoudre. Micelli conclut sa critique de l'approche de la
théorie de l'agent en soulignant l'importance de routines de recherche capables
d'assurer l'apprentissage du projet, et par là-même, l'amélioration des
performances économiques.
La discussion porte ensuite sur le problème de
l'apprentissage et souligne l'importance du co-design et du co-engineering,
dans la recherche commune de solutions techniques par le principal et par
l'agent. Micelli s'inspire d'une vaste littérature sur les relations au sein de
la chaîne de l'offre, largement influencée par l'expérience japonaise. Les
points clefs sont ici la durée de la participation de l'agent dans le processus
et le degré de compétition entre les agents potentiels. Ici, le modèle
fordiste de production de masse, de participation tardive et hautement
compétitif peut être opposé à la participation précoce et au modèle
favorisant l'agent aux termes d’une concurrence réduite. L’inconvénient de
ce dernier modèle est qu’il favorise des rentes de situation produites par
les ressources déjà investies dans la relation. Dans le secteur de la
construction, ces problèmes ne sauraient être résolus par la concurrence, en
raison du remplacement difficile de l'agent en cours de projet. La solution est
alors plutôt recherchée dans le morcellement des travaux en unités
séparées, dans la participation précoce de l'agent à la conception, dans
l'usage d'appels d'offres concurrentiels, et dans des contrats à prix fixes
avec des clauses de renégociation.
Ce cadre d’analyse est ensuite appliqué aux deux études
de cas - TAV et le Storebælt Link. Les deux projets ont de nombreux points
communs - une société de contrôle public a été mise en place afin d'opérer
comme principal au nom de l'État, de réunir des fonds et de gérer le
projet ; l’ensemble des programmes a été morcelé en unités
séparées ; le développement technologique pour chacun des projets a fait
l'objet de négociations entre les parties. D'autre part, des différences de
taille apparaissent aussi - la sélection des agents s’est opérée sur la
base d'un appel d'offres international dans le cas danois, mais dans le cas
italien, les projets ont été attribués à des groupes industriels italiens
sans la moindre possibilité de compétition pour les firmes non
italiennes ; pour résoudre les problèmes, les Danois ont utilisé des
technologies compétitives, mais pas les Italiens ; les Danois ont agi sur
la base de l'hypothèse selon laquelle les coûts de coordination sont moins
élevés que les coûts de sélection compétitive des agents, alors que les
Italiens ont adopté le point de vue inverse. Micelli conclut que l'approche
danoise est plus efficace que l'approche italienne en termes de routines de
recherche pour la passation des marchés et d’emploi de technologies
adéquates.
Les stratégies d’entreprises
L'analyse des stratégies d’entreprises est un élément
important, puisque ce sont les décisions prises par les grandes groupes de
construction européens pour pénétrer le marché des grands projets
internationaux en joint ventures qui constituent le cœur de notre
recherche. Les joint ventures internationales en Europe sont largement le
résultat de grands groupes qui tentent d’articuler leurs stratégies d’internationalisation
au sein de l'Union Européenne. Dans sa contribution, Elisabeth Campagnac
rappelle le cadre théorique de l'analyse des stratégies en général, et de
leurs liens à l'internationalisation en particulier.
L’étude commence par passer en revue toute la littérature
sur les stratégies concurrentielles, et identifie le travail de Porter (1980;
1985) comme texte clef. Le modèle de Porter comporte trois éléments
fondamentaux:
-
l'identification de l'intensité de la rivalité concurrentielle au niveau
du secteur industriel ;
-
le repérage de cinq forces principales dans la concurrence ;
-
l'identification des sources d’avantage compétitif qui se situent pour
Porter dans trois directions - la spécialisation, le leadership en matière
de coût, et la différenciation.
La configuration de la chaîne des valeurs permet d’identifier
la façon dont les firmes créent de la valeur dans le système de production à
partir de leurs activités. L'approche de Porter permet d’identifier
différents modèles de diversification parmi les grands groupes de construction
en Europe, en les rapportant à la manière dont les firmes ont construit leurs
orientations stratégiques nationales européennes.
L’analyse porte ensuite sur la mondialisation de
l'économie, encouragée à la fois par la dérégulation des marchés
financiers et par les nouvelles technologies. S’inspirant des travaux de
Chesnais (1994), Campagnac définit les caractéristiques de la mondialisation
par les investissements directs à l’étranger, la concentration des
principaux marchés au sein de la triade constituée par l’Union Européenne,
les États-Unis et le Japon, le développement de réseaux de firmes,
l'interpénétration croissante des économies développées, l’apparition
d'oligopoles globaux, la globalisation financière et la tendance à exclure les
pays en voie de développement. Cette oligopolisation résulte de nouvelles
formes de concurrence et d'organisation de la production. C'est dans ce contexte
que l’interpénétration croissante des économies développées doit être
resituée - tout concurrent efficace au niveau global devant alors être actif
dans ces trois marchés principaux. Il en découle une croissance rapide des
stratégies d'alliance grâce auxquelles les firmes essaient de répartir entre
elles leurs frais généraux, particulièrement dans le secteur de la recherche
et du développement. Ainsi, les relations entre les oligopoles dans le contexte
de mondialisation de l’économie sont faites à la fois de concurrence et de
coopération.
Deux types d'industries mondiales doivent être
distinguées - celles qui sont véritablement globales, et les industries et
firmes multi-domestiques. Les premières sont intégrées au-delà des
frontières, alors que les secondes regroupent une série d'opérations menées
dans le cadre de différents marchés nationaux. Les premières peuvent être
spécialisées par produit ou intégrées verticalement - dans tous les cas
elles impliquent un haut niveau de transferts entre firmes. Les firmes en
concurrence au niveau mondial peuvent combiner deux sortes d'avantages: ceux qui
proviennent de leur pays d'origine, et ceux qui proviennent de leurs propres
avantages compétitifs. Ainsi peut-on parler d'un avantage compétitif national
dérivant des caractéristiques nationales d'une économie tel le stock de
capital du secteur, les relations entre les systèmes bancaires et les
industries, et le niveau d'offre d'infrastructure et de formation. Bien que ces
analyses aient été développées dans le cas du secteur industriel, elles
s'appliquent tout aussi bien au secteur des services, qui sont d’ailleurs des
vecteurs de mondialisation par le biais de leur privatisation ou de leur
dérégulation, pour ce qui concerne les services publics. Ces développements
conduisent à de nouveaux types de groupes multinationaux appelés à coordonner
des réseau internationaux inter et infra firmes. Toutes proportions gardées,
la construction participe de plus en plus à ces développements.
La nouvelle approche institutionnaliste complète ces vues
théoriques. Les travaux de Fligstein (1990) sont intéressants par l'analyse
des facteurs institutionnels qui influencent le développement économique et la
croissance des grandes groupes. Fligstein fournit une typologie des modes de
contrôle dans le cas des grands groupes du siècle passé aux États-Unis. Il
distingue les phases de contrôle direct, de contrôle industriel, de contrôle
commercial et depuis les années soixante de contrôle financier.
La gestion de projet
La contribution de Graham Winch sur la gestion de projet a
pour but de développer le cadre conceptuel de l'économie des coûts de
transaction et son application à la gestion de projet. S'inspirant en grande
partie des travaux de Giard et Midler (1993), de Kristensen (1996) et de travaux
précédents de Graham Winch (1994), il identifie au départ les deux traits
principaux des organisations de projet qui les distinguent des formes de l’organisation
industrielle ordinaire. Tout d'abord, l'organisation de projet est une
organisation temporaire visant une demande spécifique qui suit un cycle de vie,
qui peut être conçu comme un flot d'informations caractérisé par la
réduction progressive de l'incertitude à travers le temps. Ensuite, les
organisations de projet sont structurellement la matrice de qualifications que
mobilisent les coordinateurs du projet pour satisfaire les besoins du maître d’ouvrage.
L’hypothèse principale est que la théorie de l'économie des coûts de
transaction permet d’ expliquer les différences d’organisations et de
configurations de gestion de projet dans le secteur de la construction.
Williamson (1975; 1985) situe la transaction au niveau des
interfaces situées entre deux activités technologiquement séparables et par
lesquelles transite la production d’un bien ou d’un service. Le coût total
du bien ou du service est la somme des coûts de production et des coûts
associés de transaction. Williamson développe son analyse par la distinction
de trois contingences de l’environnement qui affectent le déroulement de la
transaction : l'incertitude, la spécificité des actifs et la fréquence des
transactions. Williamson soutient que ces trois contingences produisent deux
idéaux-types de transactions : le marché et la hiérarchie. Une critique
de cette première formulation du cadre général des marchés et des
hiérarchies l’a conduit à la conceptualisation de modes de
"gouvernance" intermédiaires des transactions, généralement
désignés par le terme de "réseaux" et dont Williamson reconnaît l’importance
dans ses travaux ultérieurs. L’étude tente alors d’affiner la typologie de
ces modes de gouvernance en distinguant, dans la gestion des réseaux, quatre
types fondamentaux de coopération et de modes de gouvernance sur la base de
deux critères : l'équilibre du pouvoir et du degré d'indépendance entre
les parties en présence. Cette analyse débouche sur quatre types de formes
coopératives de transaction :
- le consortium (faible interdépendance / égalité dans l’équilibre de
pouvoir) ;
- la joint venture (forte interdépendance / égalité dans l’équilibre
de pouvoir) ;
- la coalition (faible interdépendance / inégalité dans l’équilibre de
pouvoir) ;
- la quasi-firme (forte interdépendance / inégalité dans l’équilibre
de pouvoir).
La première partie de la contribution débouche sur la
distinction entre incertitude, risque et variabilité. L'incertitude
correspond à la situation où, du fait de hauts niveaux de complexité ou de
dynamisme dans l'environnement, le résultat est difficilement prévisible et la
rationalité limitée. La variabilité correspond à la situation où
l'incertitude est moindre car un résultat précis ne peut pas être prédit,
mais une fourchette de résultats possibles peut être établie. Le risque a
deux dimensions : d’une part, le risque assurenciel correspond à
une situation où la performance passée est un bon indicateur des résultats
futurs, et donc il existe des informations disponibles pour émettre des
probabilités sur le résultat en question. D’autre part, le risque
entreprenerial correspond à une situation où l’une des parties de la
transaction accepte les pertes et revenus potentiels (et incertains)
susceptibles de se produire.
L’analyse porte ensuite sur l'application de ce cadre
conceptuel au secteur spécifique des projets de construction. Les projets de
construction sont caractérisés par un haut niveau d’incertitude, et par une
faible fréquence des transactions. Pour les actifs spécifiques, il est
nécessaire de distinguer les situations dans les phases pré et post
contractuelles. Les actifs spécifiques dans la phase pré-contractuelle sont
peu nombreux dans la mesure où il s’agit d’une phase ouverte et
concurrentielle pour la plupart des services de construction; mais une fois que
l’échange contractuel a eu lieu, les actifs spécifiques deviennent très
élevés du fait des difficultés de remplacer des acteurs en cours d’exécution
du contrat. C'est ici que les problèmes de transaction apparaissent en
interaction avec la dimension temporelle du cycle de vie du projet. Ce qui est
"acheté" par le biais du contrat dans le secteur de la construction,
ce n'est pas un produit, mais une capacité à produire ; celle-ci est
entachée de hauts niveaux d'incertitude. Bien que la présence de hauts niveaux
d'incertitude encourage normalement le choix d’une coordination de type
hiérarchique, la faible fréquence de transaction pousse l'organisation des
projets de construction plutôt vers des formes de coopération à faible
interdépendance. La construction est donc caractérisée par des coalitions et
des consortiums, beaucoup plus que par des joint ventures ou des
quasi-firmes.
Les travaux de Stinchcombe et Heimer (1985) sont précieux
pour comprendre comment les transactions sont effectivement
"gouvernées" au sein des coalitions. Ces auteurs soutiennent que les
formes hiérarchiques de gouvernance des marchés évoluent et permettent le
changement des mécanismes contractuels : par des systèmes d'incitations
pour motiver les acteurs, par des systèmes de prix administrés, par des
procédures de résolution des conflits, et par des procédures d'opération
standardisées. Ces types complexes de contrats sont très répandus dans le
secteur de la construction comme en témoignent le Code des Marchés Publics en
France, le Verdingungsordnung für Bauleistungen en Allemagne, les
séries Almindelige Betingelser au Danemark, et les Joint Contrats
Tribunal et autres séries dans le Royaume-Uni.
La contribution s'achève sur une analyse de l'application du
concept de variabilité à la construction, et note que des auteurs tels que
Campinos-Dubernet (1988) et Stinchcombe (1959) ne sont pas parvenus à l’appliquer
clairement de manière opérationnelle dans leurs recherches . L'existence des
types de contrats complexes identifiés précédemment suggère que la
contingence essentielle de l'organisation des projets de construction n'est pas
la variabilité, mais l'incertitude.
Management technologique
L'importance du management technologique dans l'industrie de
la construction, et en particulier dans les grands projets est de plus en plus
largement ressentie. Le management technologique peut être en quelques mots
défini comme " le transfert de l'innovation technologique d'un niveau
à un autre ". L’analyse proposée par Sten Bonke passe en revue la
littérature économique et sociologique sur le management technologique, avant
de développer une perspective d’application au contexte particulier de
l'industrie de la construction. Cette grille de lecture est ensuite appliquée
au cas du Storebælt.
Le management technologique se caractérise par un certain
rapprochement entre une approche de l'ingénieur, qui conçoit la technologie
comme la solution à un problème, et une approche de type plus économique, où
la technologie est perçue comme une source de concurrence. Un certain nombre de
travaux d'inspirations disciplinaires diverses ont contribué à l'élaboration
du concept de "management technologique" : l'économie industrielle,
l'économie de l'innovation, la théorie organisationnelle, la sociologie
industrielle et la construction sociale de la technologie (SCOT). L'approche
SCOT souligne en particulier la façon dont les technologies sont socialement
construites par des processus de mise en concurrence de groupes sociaux en
compétition.
Dans le cas des grands projets, il est possible, pour les
besoins de l’analyse, de distinguer trois phases : la phase de décision
publique, celle de la conception et de l'appel d'offres, enfin la phase de
production sur le chantier. Les diverses approches du management technologique
s'appliquent de façon différente à chacune des trois phases du projet. L’approche
SCOT est particulièrement bien adaptée à la phase concernant la décision
publique, l'économie industrielle, la phase d’études préparatoires et de
gestion de l'appel d'offres ; alors que la sociologie industrielle et
l'économie de l'innovation sont les plus adéquates pour l’analyse de la
phase de réalisation.
L’apport respectif de ces perspectives peut se vérifier
sur le cas du Storebælt Link. Lors des débats publics pour la construction de
cette infrastructure, des groupes d'intérêts différents proposèrent diverses
solutions technologiques, ou adoptèrent des positions contraires sur le devenir
des ferries. Les principales options portaient soit sur le choix exclusif
du chemin de fer, soit sur celui de la route, soit sur une solution
" équilibrée " combinant le rail et la route. Mais
aussitôt que le compromis en faveur du lien combiné eut été retenu par la
coalition des principaux partis politiques et des principales administrations de
transport, les autres groupes ne furent plus en mesure d’exercer leur pression
.
Au stade de l'appel d'offres pour le tunnel Est, les
concurrents furent invités à concourir sur la base de trois options
technologiques : creusement ou immersion de tunnel, et choix entre les
solutions acier ou béton pour les tunnels immergés. Tous les candidats
préqualifiés présentèrent des offres pour les trois options; la concurrence
entre les firmes les poussa à cette position, plutôt que de courir le risque
que l'option dans laquelle résidait leur plus grande force technologique ne
soit pas retenue. Ce processus soulignait l'importance des relations entre les
firmes et de leurs capacités technologiques. Il faudrait poursuivre les
recherches sur l’approche du management technologique appliquée au contexte
de la construction, mais cette étude fournit un point de départ important, et
définit bien les enjeux.
Emploi et gestion de la main d'œuvre
La contribution de Gerd Syben porte sur les enjeux relatifs
à l'emploi et à la gestion de main d’œuvre, en soulignant l'importance des joint
ventures pour pénétrer les marchés étrangers dans l'industrie de
construction en Europe. Partant des travaux de Bartlett et Ghoshal (1989), Syben
développe la notion de firme transnationale appliquée aux grands groupes de la
construction, alors que le concept s'appliquait initialement au secteur
manufacturier. Une société transnationale combine les avantage d'une direction
centrale forte et d'unités nationales capables de répondre aux conditions
locales de façon souple. Les incertitudes inhérentes aux projets soulignent l’importance
que recouvre cette capacité d’autonomie pour les opérations internationales
de construction. C’est pourquoi une firme transnationale dans la construction
connaît le plus souvent une structure tripartite : une direction centrale
forte qui représente les compétences techniques et managériales de la firme,
un intermédiaire régional qui s'assure de la sensibilité des marchés locaux,
et des unités opérationnelles qui réalisent le projet.
Les firmes transnationales sont complexes, et Bartlett et
Ghoshal préconisent trois moyens de s'assurer qu'elles agissent de manière
concertée. La centralisation permet d’attribuer la responsabilité de la
décision finale à la direction centrale ; la formalisation implique le
développement des systèmes de procédures de contrôle; alors que la
socialisation entraîne le développement d'un ensemble d'objectifs et valeurs
communs. La socialisation est le mécanisme le plus difficile de la coordination
à mettre en place, mais il offre aussi les plus grands "retours" par
le fait de combiner contrôle global et incitations au développement des
capacités entrepreneuriales des unités locales. Les traits particuliers des
projets de construction, à savoir l'incertitude, la singularité, et la
tendance du maître d’ouvrage à changer d'avis, rendent cette autonomie
locale d'autant plus importante. Ces enjeux placent les ressources humaines au
coeur du problème de la gestion des grands groupes de construction
transnationaux, et ces ressources humaines représentent la compétence centrale
des firmes au sens où l'indiquent Pralahad et Hamel (1990), car ce sont elles
qui permettent la pénétration effective de marchés étrangers.
Ces considérations soulèvent la question de l’origine de
ces ressources humaines bien socialisées. Le concept de marchés du travail
internes et externes segmentés a été développé par Doeringer et Piore
(1971). Il a été appliqué au personnel d’encadrement et de gestion et a
montré que ces catégories appartiennent habituellement au marché du travail
interne. L'importance du marché du travail interne au sein du personnel de
gestion et du développement de ses compétences indique que la question du
choix alternatif entre déplacement du personnel à l'étranger ou recrutement
local est fortement déformée. Le placement à l'étranger coûte beaucoup plus
cher que le recrutement local mais il apporte un nombre considérable
d'avantages internes à l’entreprise transnationale.
Heenen et Perlmutter (1979) ont identifié quatre options de
base : l’approche ethnocentrique qui conduit à ne recourir qu’aux
salariés de la firme ; l'approche polycentrique fondée sur le seul
recrutement local ; l'approche régiocentrique combinant les deux solutions
précédentes ; enfin l'approche géocentrique qui recrute et déplace les
salariés sans prêter attention à leur nationalité. Quelle que soit l'option
retenue, les capacités professionnelles requises par le projet et la capacité
à travailler dans un contexte multiculturel sont des décisions clefs pour
déterminer qui mobiliser ou recruter. Il s'agit aussi de savoir quels sont les
cadres qui acceptent le déplacement à l'étranger. Kammel et Teichelmann
(1994) identifient quatre types : les légionnaires, les chercheurs de
carrière, les réfugiés, et les joueurs globaux.
Pour conclure son tour de la littérature sur la question,
Syben stipule que la situation dans le secteur de la construction est encore
plus favorable au déplacement des cadres que dans les autres industries. Tout d’abord,
la nature temporaire du projet de construction impose une limite temporelle au
déplacement à l'étranger, tandis que la nature spécifique du travail de
chantier implique une présence minimum nécessaire dans le pays concerné.
Ensuite, les problèmes de langue sont en grande partie réduits par le fait que
les grands projets à travers le monde se déroulent dans un anglais restreint
qui ne sert qu'à la communication quotidienne. D’autre part, l'importance des
projets pour pénétrer des marchés implique qu'il vaut mieux déplacer des
salariés de haut niveau, bien intégrés dans l’entreprise et bien
socialisés pour assurer le succès du projet. Enfin, le transfert de
connaissances et de compétences est l'argument principal qui milite en faveur
du déplacement des cadres. Les projets de construction sont, dans une large
mesure, continuellement dans cette phase de "développement" que de
nombreux commentateurs ont identifiée comme la phase au cours de laquelle le
déplacement est décisif.
Ces arguments s'appliquent aux personnel d’encadrement et
aux professionnels de haut niveau. La situation change du tout au tout pour la
main d'œuvre. Ici, l'enjeu des coûts de déplacement dépasse largement tout
bénéfice organisationnel, et ce personnel est le plus souvent exclusivement
recruté sur place. Le recours à la main d'œuvre locale ne saurait être
problématique en Europe que de façon tout à fait exceptionnelle. De fait, les
travaux d'infrastructure ont souvent un caractère légitime auprès des
populations locales qui en acceptent les effets secondaires dans la mesure où
ils sont générateurs d'emploi. Lorsque les ressources en main d'œuvre locales
sont inadéquates, le problème est habituellement résolu par le recours à des
travailleurs migrants plutôt que par le déplacement à l'étranger des
ouvriers de l’entreprise (Stalker 1994).
Les résultats des cinq études de cas confirment largement
ces hypothèses. Dans tous les cas, sauf celui du TAV qui ne comprenait pas de
firmes étrangères, les cadres de haut niveau étaient détachés à
l'étranger, alors que les salariés de moindre niveau et les ouvriers étaient
recrutés localement. Du côté français du Tunnel sous la Manche, cela se
combinait avec un choix politique délibéré de soutien de l'État et de
subventions dans la région en crise du Nord-Pas-de-Calais. Les travailleurs
locaux étaient en principe recrutés par les partenaires locaux de la joint
venture. Dans le cas des entreprises de moindre ampleur, comme par exemple
les firmes danoises du Storebælt, c’est cette fonction de recrutement et de
gestion de la main d’œuvre locale qu’elles assumaient qui justifiait leur
participation initiale au projet. Comme nous le verrons, la situation à Berlin
était assez différente dans la mesure où, si l’essentiel de la main d'œuvre
était recrutée localement, la plupart étaient des immigrés d'Europe de l'Est
et du Sud. L'énorme expansion de la demande dans le secteur de la construction
après l'unification de l’Allemagne a attiré une quantité de travailleurs
peu qualifiés à la recherche de nouvelles conditions de vie. Seuls deux petits
groupes, une équipe d'Irlandais pour les travaux de creusement à main sur le
Storebælt et un groupe d'Autrichiens employé aux travaux du béton sur
Friedrichstadtpassagen 207, témoignèrent d’un déplacement de main d'œuvre.
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