PERFORMANCE DU CHANTIER, LOGISTIQUE, ENCADREMENT


L'ARTT et le gros œuvre

L'abandon de l'organisation en quatre jours
Organisation avec des équipes décalées : appréciation des intéressés


L'abandon de l'organisation en quatre jours

Le projet initialement proposé au Puca se proposait d'appliquer une organisation d'un temps de travail de quatre jours à un chantier de réhabilitation et de logement neuf afin de constater sur quels points singuliers allaient porter les recherches de performance. Cette recherche comparative n'a pu être menée à son terme en raison de l'aménagement de l'organisation du chantier intervenu entre temps. En effet, le service Méthodes a effectué plusieurs simulations de l'organisation du chantier. Elles ont permis de montrer que l'organisation en quatre jours est à l'origine de facteurs défavorables (moindre rentabilité du gros œuvre) mais également qu'elle risque de susciter des fatigues supplémentaires pour les ouvriers. Ce phénomène étant renforcé par la période estivale.

Des réserves et des prudences de la part des acteurs en amont du chantier

Le thème de l'expérimentation a quelque peu étonné les acteurs en amont du chantier: ils étaient, à l'exception du service Méthodes, confrontés pour la première fois à ce type d'organisation sans pouvoir s'appuyer sur l'expérience personnelle ou sur des situations de référence. La seule connaissance d'un temps de travail atypique concerne une entreprise générale de la région, concurrente, qui applique un temps de travail de 4,5 jours pendant la phase de gros œuvre qui ne semble pas, a priori, provoquer une incidence sur le délai de réalisation.

L'entreprise générale applique l'ARTT depuis moins d'un an, ce qui est insuffisant pour avoir une connaissance élargie de l'ensemble des effets induits. Seule l'incidence sur le coût de la main d'œuvre semble parfaitement connue, mais sans corrélation avec la performance obtenue. Plusieurs acteurs ont marqué une réserve quant au temps de travail sur quatre jours. Le premier sentiment du maître d'ouvrage, du maître d'œuvre et de l'entreprise générale, est que ce temps de travail est plus aisément applicable à une opération de réhabilitation qu'à une opération de logement neuf. L'acteur le plus réservé est l'architecte pour qui ce type d'organisation provoquera peut-être une productivité plus intéressante, mais qui s'accompagnera de surcoûts inévitables liés au faible usage du matériel lourd comme la grue auquel viendrait s'ajouter des frais de gardiennage si le chantier est fermé trois jours d'affilés pendant le week-end. De même il lui semble délicat que les entreprises s'inscrivent dans une démarche aussi innovante qui va à l'encontre des organisations pratiquées jusqu'à ce jour.

Au cours des réunions préalables, il est apparu que les préoccupations du maître d'ouvrage concernent essentiellement les résultats (coûts, délai, qualité) du projet plutôt que l'organisation ou les moyens qui permettent de les obtenir. Mais après un remaniement de l'équipe dirigeante, cette appréciation doit être modulée en raison de l'intérêt porté à certaines questions sociales du chantier en particulier les conditions de travail et de sécurité.

La préoccupation du service commercial est d'assurer le projet dans les conditions qui ont été négociées tout en assurant une démarche expérimentale qui repose en partie sur une réflexion interne à l'entreprise. Le principe énoncé par son responsable est de trouver une performance équivalente qui permette d'amortir l'augmentation du coût de la main d'œuvre engendré par la loi Aubry sans qu'il y ait de pertes de coût, de délai, de sécurité, de qualité et des conditions de travail. La démarche proposée au conducteur et au service Méthodes est de cerner les sources de perte de performance qui peuvent profiter d'une réflexion préalable. En particulier, le thème consacré à la logistique pouvant amorcer une réflexion avec les industriels et les fournisseurs pour qu'ils développent des matériaux qui s'inscrivent dans le cadre d'une diminution du temps de travail.

Cette préoccupation a été confortée par l'opinion du conducteur qui n'est pas convaincu que les entreprises de second oeuvre soient réellement intéressées par un temps de travail de 4 jours, la loi Aubry ne rentrant pas dans leurs préoccupations.

Les scénarios explorés

Au début de la préparation du chantier, le service méthodes a effectué plusieurs simulations d'un temps de travail de quatre jours pour déterminer l'impact sur l'organisation du chantier, son délai et les conséquences quant à son coût.

Chaque simulation comportait une condition identique, la fermeture du chantier pendant deux semaines au mois d'août. En réalité, la décision a été prise par la suite d'arrêter le chantier pendant trois semaines. Avec le début de chantier prévu initialement, les bâtiments devaient être hors d'eau avant l'interruption du chantier. Avec le décalage de deux mois, cette hypothèse s'est infirmée, le gros œuvre ne pouvant pas être terminé à la date de fermeture. Mais cela n'est pas eu d'incidence sur la qualité de la construction, ni entraîné de conséquences désagréables comme d'éventuels vols, les matériels et les matériaux sensibles ayant été retirés du chantier.

La décision de fermeture du chantier fait partie des premiers enseignements que l'entreprise générale cumule depuis l'application de son accord ARTT. En effet, l'année précédente, les chantiers ont été maintenus ouverts tout en permettant aux ouvriers de prendre leurs congés, le personnel étant remplacé par des intérimaires - avec des résultats peu satisfaisants sur le plan de la qualité et parfois des retards. Dans le cadre de l'ARTT, ce phénomène peut donner lieu à plusieurs interrogations. En premier lieu sur la justesse des prévisions du service Méthodes puisque les temps unitaires qui sont employés pour établir les plannings prévisionnels reposent sur une notion de collectifs stables de travail. Ils s'appliquent plus difficilement à des collectifs recomposés, cette recomposition pouvant atteindre 75 % (un ouvrier salarié et trois intérimaires). En second lieu, sous la forme d'un constat: l'ARTT ne se maîtrise pas au cours de la première année d'application quand l'entreprise maintient son organisation à l'identique, sans anticiper et accompagner le changement. Pourtant, de nombreux enseignements concordants, tirés des entreprises du secteur ayant signé un accord de type Robien, étaient disponibles au moment de la période de négociation de l'accord de l'entreprise générale. Il indiquaient notamment que les accords ARTT devaient être accompagnés afin d'adapter les circuits informationnels et décisionnels.

Les pistes abordées ou évoquées

Avant d'aborder les scénarios qui ont été explorés, il semble utiles d'indiquer les pistes de réflexions qui ont été abordées au cours des différentes réunions du groupe de pilotage régional. Elles se concentrent essentiellement autours de la possibilité de chantier sans grue, des modes constructifs différents en particulier des chantiers tout en préfabrication ou utilisant le principe de poteau poutre. Le fait d'indiquer ces éléments permet de comprendre en partie pourquoi certaines organisations s'entretiennent dans le temps. Schématiquement, elles profitent des expériences et compétences accumulées, l'entreprise suivant un principe d'incrémentation prudent où l'innovation est envisageable dans la mesure où les facteurs de risques sont cernés et a priori limités. Cela explique que les solutions adoptées pour le chantier expérimental soient cantonnées à l'intérieur du champ de connaissances et de compétences de l'entreprise.

  • Un chantier sans grue ?

L'entreprise générale considère que ce principe n'est pas adapté à l'emploi du béton. En l'absence de grue, on pourrait réaliser les séparatifs des logements avec du parpaing plein en contrepartie de l'usage des banches. Dans ce cas, il est nécessaire d'utiliser un engin de levage de chantier de type Manitou, ce qui semble raisonnable jusqu'à une élévation de deux étages. Mais la quantité de travail reste inférieure à celle qui est obtenue avec les banches, à moins d'augmenter le nombre des ouvriers sur le chantier. Le nombre et la fréquence des manutentions représentent alors une source de dégradations des conditions de sécurité et de travail.

Une autre variante reposerait sur l'emploi de coffrages perdus pour remplacer les banches. Plusieurs remarques ont été formulées. La première concerne la logistique de ce type de matériau qui, bien qu'il soit considéré comme manuportable, représente une dégradation certaine des conditions de travail. De plus, le temps de coffrage est plus important que par l'emploi de banches. L'état de surface obtenu nécessite un travail de finition beaucoup plus important, ce qui va à l'encontre du souci de la performance économique puisque le coût d'un finisseur est généralement supérieur à la moyenne du coût habituel des ouvriers du gros œuvre.La grue représente une source de performance et d'amélioration des conditions de travail pour les entreprises de second oeuvre, en particulier le charpentier, le plaquiste, les menuiseries PVC, la VMC puisqu'une partie de la logistique du chantier est assurée par elle (approvisionnement des situations de travail).

Ce principe de chantier sans grue étant peu usité en France, l'entreprise générale n'est pas en mesure d'estimer son coût, ni son impact sur la sécurité, la qualification des ouvriers ou les conditions de travail. Par contre,ce type d'organisation est plus adapté aux pays dont le coût de la main d'œuvre est peu élevé.

  • Intervenir sur les principes constructifs ?

Plusieurs autres possibilités ont été évoquées en particulier l'évolution des principes constructifs que le maître d'ouvrage précise rarement dans les documents des marchés, tout au moins pour le bâtiment social. Même sans précision, les acteurs en présence se réfèrent spontanément aux usages établis. En particulier, le principe constructif de poteaux poutres et façades rapportées sera employé pour des bureaux mais pas pour des logements. Il en va de même pour l'emploi de dalles alvéolées.

Chaque région comporte ses usages spécifiques. C'est ainsi que les architectes de la région toulousaine acceptent plus facilement des joints des prédalles dans les pièces alors que cette solution est impensable en région parisienne malgré l'évolution des colles mastics qui permet de rendre invisible les joints de raccord.

Autre sujet abordé qui indique une évolution de l'organisation: il y a moins de vingt ans, la taille des marchés autorisait l'emploi d'une préfabrication lourde où les verticaux et les horizontaux étaient fabriqués industriellement. Cette période est révolue avec des organisations de chantier beaucoup plus flexibles et adaptées à des chantiers de taille plus restreinte, ce qui profite à la mise en valeur des compétences des ouvriers.

Les prestations de l'entreprise générale et les compétences internes de son personnel s'inscrivent dans cette mouvance, ce qui explique en partie la difficulté de modifier radicalement l'approche du chantier. La démarche adoptée est de perfectionner sans cesse l'existant sans réinterroger simultanément les principes sur lequel ils reposent. L'ARTT et sa nécessité de performance sont abordés principalement par la recherche d'un équilibre entre le coût de la main d'œuvre et le développement de la productivité sans interroger les effets induits sur les conditions de travail, de sécurité, de santé, ni sans reformuler les compétences utiles ni l'évolution du management des équipes.

La comparaison des simulations réalisées

Certaines conditions posées par le service méthodes restaient identiques dans les différents scénarios en particulier la sous-traitance du coulage et du surfaçage des planchers, qui est une particularité du gros œuvre dans l'entreprise générale, le principe ayant été entériné il y a environ une décennie. Cette décision oriente l'organisation et le planning du gros œuvre, puisque l'entreprise sous-traitante n'intervient que lorsqu'il est prévu une surface minimale de plancher. Pour ce chantier, cela entraînait une organisation par bâtiment, la préparation et le coulage des planchers dans un bâtiment pendant que les voiles sont réalisés dans le second. Cela a transformé les compétences des ouvriers, devenus avec le temps moins performants pour le coulage des planchers. À l'avenir, on peut imaginer que l'évolution des bétons auto-nivellant pourrait permettre de s'affranchir de la prestation de ce sous-traitant sans que l'entreprise ait besoin de faire "réacquérir" à ses salariés les savoir-faire relatifs au coulage et au vibrage des planchers. Autre constante, les prédalles et les balcons sont achetés préfabriqués plutôt qu'élaborés sur le chantier.

La première simulation correspond à une organisation du gros œuvre sur la base d'un temps de travail hebdomadaire de cinq jours. Elle correspond à l'organisation qui a été appliquée au chantier. Le planning est défini pour que les bâtiments soient hors d'eau avant la fermeture du chantier. Le temps de travail quotidien pendant la phase de rotation est de sept heures pour les ouvriers de l'entreprise générale et de huit heures pour les ouvriers intérimaires. Les horaires de travail sont décalés entre les équipes planchers et voiles afin de limiter la saturation de la grue. Cette simulation a servi de référence pour établir les deux autres.

La seconde correspond à l'application d'un temps de travail de quatre jours avec des cadences de pose identiques à la première simulation. La mise hors d'eau intervient cinq semaines plus tard que la simulation précédente, dont deux semaines de fermetures du chantier pour congé.

La troisième simulation correspond à un temps de travail de quatre jours avec une mise hors d'eau avant la fermeture du chantier. Elle fait apparaître une augmentation des cadences de pose peu réaliste compte tenu du budget du projet en particulier pour le maçon qui serait dans l'obligation d'affecter plusieurs compagnons supplémentaires pour tenir le délai.

 

Cadence journalière

Nombre de jours

 

Simulation 1

Simulation 2

Simulation 3

Simulation 1

Simulation 3

Fondations

20,9 m3

18,6 m3

27,8 m3

8 j

6 j

Libage

47,0 ml

37,6 ml

62,7 ml

8 j

6 j

Réseaux sous dallage

8 j

10 j

6 j

8 j

6 j

Dallage

99,6 m2

89,6 m2

128,0 m2

9 j

7 j

Rdc verticaux

12,5 ml

12,5 ml

14,8 ml

13 j

11 j

Rdc maçonnerie

47,0 m2

47,0 m2

55,6 m2

13 j

11 j

Rdc horizontaux

83,0 m2

83,0 m2

98,2 m2

13 j

11 j

R+1 verticaux

13,2 ml

13,2 ml

15,8 ml

12 j

10 j

R+1 maçonnerie

51,2 m2

51,2 m2

61,4 m2

12 j

10 j

R+1 horizontaux

90,0 m2

90,0 m2

108,0 m2

12 j

10 j

R+2 verticaux

11,9 ml

11,9 ml

15,9 ml

12 j

9 j

R+2 maçonnerie

51,2 m2

51,2 m2

68,2 m2

12 j

9 j

R+2 horizontaux

17,3 m2

19,0 m2

21,1 m2

11 j

9 j

Charpente

14 j

14 j

13 j

14 j

13 j

Couverture

15 j

15 j

15 j

15 j

15 j

Commentaires des simulations

La comparaison des différentes simulations fait apparaître que le temps de travail de quatre jours est peu réaliste comparé à un temps de travail de cinq jours. En effet, pour que le délai soit identique cela nécessite une augmentation de la production quotidienne que l'allongement du temps de travail quotidien ne peut à lui seul résorber. Il y aurait l'obligation d'affecter des ouvriers supplémentaires ce qui affecte les conditions de travail et de sécurité. De même, le temps de travail quotidien est proche de neuf heures ce qui est peu satisfaisant pour les ouvriers qui préfèrent que leur temps de travail soit de sept heures.

Avec ce temps de travail, l'objectif quotidien de l'équipe des verticaux passerait de 13 à 16 mètres linéaires et celui de l'équipe des horizontaux de 90 à 108 m2, or 90 m2 représentent déjà "une bonne cadence". Par contre, l'augmentation de cadence se répercute directement chez le maçon sous traitant avec le passage de 52 à 62 m2 par jour, ce qui signifie une augmentation de ses effectifs d'au moins deux ouvriers. De plus, il risque fortement de devenir l'acteur le plus sensible du chantier en se retrouvant pendant toute la durée du gros œuvre sur le chemin critique. Dans ces conditions, la bonne marche du chantier et le respect du planning dépendent de ce prestataire, ce qui ne correspond pas à la mission de l'entreprise générale qui assure au maître d'ouvrage que l'organisation qu'elle met en œuvre est fiable. Ce temps de travail risque de ne pas être accepté par l'entreprise sous-traitante, qui doit augmenter ses effectifs pour un montant de prestation identique. De plus, avec le vendredi chômé, elle n'est plus en mesure d'assurer une répartition régulière de son personnel tout au long de la semaine sur les chantiers qu'elle réalise. Dans ces conditions, il est fort probable qu'elle ne réponde pas aux consultations.... Par ailleurs, l'augmentation des cadences renforce fortement la saturation de la grue ce qui devrait contribuer à un décalage important entre les équipes, et au développement d'horaires atypiques de travail.

En cherchant à respecter un délai identique à celui d'une organisation de cinq jours, il apparaît que la rotation doive être réduite pour passer de 12 à 8 jours ce qui représente une préparation et une répartition des tâches de la journée qui devrait logiquement s'accompagner d'une réduction importante des temps improductifs. Ce phénomène contribuerait ainsi à une dégradation des conditions de travail.

Interrogation sur l'impact d'un temps de travail quotidien élevé

Un autre phénomène est défavorable au développement d'un temps de travail de quatre jours, l'allongement du temps de travail quotidien qui, dans ces conditions, avoisine les neuf heures. Suivant l'expérience du responsable Méthodes sur des chantiers en région parisienne, la neuvième heure s'avère être peu productive en raison de la fatigue accumulée par les ouvriers. Selon cet acteur, il est préférable de bien préparer le travail quotidien afin que le temps de travail soit de 7 heures.

On constatera les différences de représentations entre les acteurs de la production et les autres membres de l'entreprise générale. Là où les ouvriers considèrent que le temps de travail doit être le plus constant possible tout au long de l'année, certains membres de l'encadrement pensent que la variation du temps de travail a une incidence minime. Dans ces conditions l'annualisation permet d'envisager l'alternance des périodes hautes et des périodes basses.

Certains acteurs affichent leur réserve quant à cette hypothèse qui, selon eux, vient en opposition avec l'attitude des compagnons quand ils sont affectés sur des chantiers éloignés (grand déplacement) au cours desquels ils acceptent des temps de travail longs. Auparavant le temps de travail sur les chantiers était d'au moins de 42 heures et les ouvriers ne manifestaient pas de fatigues excessives. Ces propos illustrent une méconnaissance du travail et de la santé au travail. Ils permettent de légitimer et d'entretenir les conditions de travail à leur niveau actuel sans permettre d'amélioration notable.

Mais les discutions autour du temps de travail furent aussi l'occasion de marquer les positions, les représentations que certains acteurs ont du travail et de ses conditions, et de s'apercevoir que les effets à longs terme ne sont que très imparfaitement connus et acceptés.

Remarques et commentaires

Sur la base des informations du service méthodes, le thème envisagé initialement a été aménagé au profit d'une organisation sur cinq jours.

La décision a été prise sur des simulations portant sur le gros œuvre et non sur l'ensemble du chantier. Dans ces conditions, il est délicat de considérer parler de la performance du chantier mais plus de la performance d'une des phases du chantier et de l'un des acteurs, même si la performance du gros œuvre se répercute sur le second œuvre en limitant la coactivité. Les simulations permettent une comparaison de temps et de quantité de pose, mais n'abordent pas le coût des différentes hypothèses ce qui limite la portée de l'analyse. De même, la comparaison des différentes simulations ne tient pas compte de certains aspects sociaux ou des répercussions sur les conditions de travail ou de vie des salariés.

Les méthodes et les outils de prévision utilisés par le service méthodes s'adaptent au profil de chaque projet. Or, dans le cas qui nous intéresse, les enjeux sont insuffisants pour que la réflexion préalable emprunte d'autres schémas que ceux qui sont utilisés habituellement, ce qui limite l'innovation organisationnelle attendue dans le cadre d'un chantier expérimental. En particulier un travail en amont de leur prestation avec les entreprises de second oeuvre n'est pas envisageable: une organisation classique de 5 jours est suffisante à garantir, sauf causes exceptionnelles, une performance pour le projet et pour chacune des entreprises. Une réflexion avec les entreprises du second œuvre n'était pas aisée, le chantier ayant lieu pendant la période de transition ou les entreprises de moins de 20 salariés n'ont pas l'obligation d'appliquer la loi Aubry. La période faste que rencontrent les entreprises limite considérablement leur participation à une réflexion préalable.

Les outils de prévision utilisés par le service méthodes reposent sur des ratios définis sur des situations connues avec une adaptation des moyens aux caractéristiques du projet. Or, il est possible de considérer que le projet de Launaguet ne permet pas les conditions nécessaires à une innovation importante (bâtiment social, budget limité, matériaux classiques …). La logique développée, qui se concentre sur la saturation de la grue et aboutit à la détermination des effectifs et des horaires de travail, la méthode des ratios, qui aboutit à la prévision, ne donnent pas la dimension humaine du travail. Elles se basent sur les aspects productifs en écartant les répercussions sur les acteurs autres que les ouvriers, en particulier en occultant le travail de l'encadrement, dont la charge de travail nécessite une répartition des tâches qu'il assure auprès d'autres acteurs. Elle ne prend pas non plus comme hypothèse les modifications du travail avec notamment la recomposition des métiers, la répartition des tâches entre les acteurs du chantier comme entre le conducteur et le chef de chantier. Un temps de travail de 4 jours va à l'encontre des principes que le service méthodes emploie, qui privilégient l'augmentation du temps de grue. De ce fait un temps de travail de 4 jours est "un contresens à notre logique".

Cette logique d'allongement du temps de grue conduit à une logique d'ouverture du chantier pendant six jours avec des rotations d'équipes. Mais ce type d'organisation est délicat à ajuster pour respecter la législation qui prévoit un repos hebdomadaire de deux jours consécutifs dont le dimanche. Les rotations à trois équipes ne conviennent pas. Il faut alors envisager des rotations à quatre équipes, qui mobilisent pour un chantier un effectif important de main d'œuvre. Celui-ci doit être en proportion avec les effectifs de l'entreprise pour que celle-ci ne fonctionne pas par à-coups. Il y a une corrélation entre le type d'organisation proposée pour un chantier et l'importance des effectifs de production de l'entreprise.

Face à l'argument d'une innovation limitée, le responsable méthodes précise que le nombre de nouveauté sur ce chantier expérimental est plus important que sur les autres chantiers qu'il traite habituellement.

On pourrait rechercher une organisation qui modifie les paramètres du temps de travail quotidien avec des équipes décalées et en augmentant le temps de grue, ce qui a été fait sur ce chantier. On pourrait augmenter le nombre de grues ou de recherche d'autres modes constructifs comme le coulé sur place à l'aide d'une pompe à béton pour les planchers ce qui rend le chantier plus flexible mais aussi provoque une incidence sur le coût. D'autres démarches d'optimisation peuvent également intervenir avec des études détaillées sur la structure du bâtiment. Un des exemples cités envisage l'emploi de prédalles précontraintes qui représentent un temps de pose nettement inférieur aux solutions de coulage de béton sur place, mais alors les maçons poseurs de parpaing sont sur un chemin critique.


Organisation avec des équipes décalées: appréciation des intéressés

L'organisation mise en oeuvre

L'organisation adoptée représente une innovation pour une entreprise générale de cette importance. Le service Méthodes a proposé un lissage du temps de travail de façon à éviter qu'une partie des compagnons ait à récupérer à la fin du chantier ou en fin d'année des heures effectuées en sus des horaires de travail. Ce lissage est appliqué aux quelques compagnons qui réalisent les différentes phases du chantier. Il aboutit à un temps de travail quotidien de neuf heures pendant l'installation du chantier et les fondations, un temps de travail de sept heures pendant les rotations, puis un temps de travail de six heures pendant les finitions. Ce lissage du temps de travail a concerné cinq compagnons sur les dix-sept qui ont participé à la production.

Cette mesure représente une forme de régulation à la modulation annuelle proposée par l'entreprise. Elle permet d'éviter en grande partie un des principaux écueils de la première année d'application, où une partie des compagnons s'est retrouvée avec des compteurs positifs à la fin de la période de référence de la modulation, ce qui a entraîné la prise de journées de récupération.

Pendant la phase relative aux rotations, les équipes des verticaux et des horizontaux ont été décalées d'une heure. Les horaires de la pause déjeuner restaient identiques pour l'ensemble du chantier. Le temps de travail était de sept heures pour les ouvriers de l'entreprise générale et de neuf heures pour les intérimaires. Ces derniers restaient avec le chef d'équipe après le départ de leurs collègues.

Le responsable méthodes considère qu'il est possible de réaliser la même quantité de travail en sept heures qu'en huit heures, en organisant différemment le travail. Déjà par un travail d'optimisation de la structure qui réduit sensiblement le nombre d'heures, mais aussi par une étude minutieuse de la saturation de la grue, par la réduction des temps improductifs, enfin par un dosage entre des prestations internes ou sous-traitées. L'organisation envisagée par le service méthodes a été adaptée pour correspondre à la réalité. Si le planning a été respecté, l'analyse des temps attribués aux différentes tâches indique plusieurs écarts importants pouvant aller jusqu'à quinze pour cent. Le premier concerne l'équipe des horizontaux qui ont assisté les maçons sous-traitants pour des tâches relatives à la sécurité et au nettoyage. Indépendamment des indicateurs quantitatifs, les relations entre les ouvriers de l'entreprise générale et les maçons ont été tendus à plusieurs reprises.

Le lissage du temps de travail des ouvriers

Cette organisation permettait aux différents intéressés de satisfaire leurs attentes. Pour certains, un temps de travail de sept heures correspond à leur vision du temps de travail de 35 heures. Pour les intérimaires, leur rémunération était basée sur un temps de travail de 39 heures. Cette disposition permet de conserver pendant plusieurs chantiers les ouvriers compétents. 

Plusieurs temps de travail ont cohabité en fonction du statut des ouvriers ce qui représente une nouveauté sur les chantiers. De même, les tâches n'ont pas été assurées à l'identique, les intérimaires restant après les ouvriers pour assurer le coulage du béton des voiles. Autrement dit, avec cette organisation, le statut induit une variation des conditions de travail, les intérimaires assurant les tâches les moins favorables, les plus manuelles et les ouvriers assurant des tâches plus nobles comme les réglages.

L'appréciation du conducteur de travaux

Le conducteur de travaux est peu séduit par une organisation du temps de travail de quatre jours. Une de ses raisons est que le temps de travail quotidien des ouvriers augmente. Or, depuis la signature de l'accord, le personnel n'apprécie plus les temps quotidiens importants: la modulation entraîne un décompte annuel des heures supplémentaires qui se répercute sur la rémunération. Ce phénomène est amplifié par le fait que les jours de récupération se traduisent par l'absence de paiement de certaines primes (panier ou déplacement).Le conducteur considère que cette organisation pénalise la rentabilité du gros œuvre par des coûts supplémentaires dus à la location du matériel. Cette opinion diffère de celle du responsable du service méthodes qui considère que ces coûts sont marginaux par rapport à la bonne marche du chantier.

Le conducteur considère qu'avec un temps de travail de ce type, les dysfonctionnements ont une répercussion immédiate, ce qui rend le planning moins fiable et le travail des ouvriers plus tendu, avec des à-coups. Il n'est pas favorable à une organisation qui prévoit l'ouverture des chantiers pendant quatre jours et demi, car la demi-journée apparaît comme peu rentable pour les ouvriers qui se retrouvent avec un temps de transport important pour un temps de travail faible. Pratiquement toutes les activités du chantier provoquent un temps d'installation et de repli qui laisse un temps de travail effectif faible. Le rythme de travail n'est pas obtenu instantané mais profite d'une montée en puissance. Le conducteur confirme ses appréhensions et demeure convaincu que cette organisation ne correspond pas aux pratiques actuelles, ni à la mentalité des entreprises de second oeuvre. Par contre, il est séduit par la solution adoptée par une entreprise du groupe qui ferme le chantier pendant une journée complète chaque mois. L'ensemble du personnel, ouvriers et cadres, est concerné par cette mesure, ce qui permet à chacun soit de récupérer pour la plupart des ouvriers les heures supplémentaires effectuées dans le mois et pour l'encadrement de prendre effectivement leur journée ARTT.

L'appréciation du chef de chantier

Le chef de chantier indique qu'il a aménagé légèrement l'organisation envisagée par le service méthodes. Au lieu de pratiquer un temps de travail de neuf heures pendant l'installation du chantier et les fondations, il a préféré appliquer un temps de travail de huit heures pendant les fondations ce qui était suffisant pour tenir le planning sans provoquer de fatigues supplémentaires. Il constate plusieurs changements de pratiques de la part des ouvriers en particulier sur le désir de ne plus effectuer des heures supplémentaires. Cette préoccupation se répercute sur son activité car "il faut s'organiser quotidiennement pour éviter cela". Le chef de chantier considère que cela nécessite une anticipation plus importante qui va se traduire par un temps d'étude qu'il ne peut consacrer au suivi effectif du chantier. De ce fait, il est dans l'obligation de travailler de concert avec ses chefs d'équipes, avec l'idée qu'il faut "savoir déléguer au bon moment". Par rapport à l'organisation élaborée par le service méthodes, le chef de chantier considère que le budget temps est maintenant insuffisant et que cela provoque une cadence trop élevée pour les ouvriers. Il regrette l'absence de communication directe avec le service méthodes, ses interrogations étant relayées par le conducteur de travaux, voire le directeur de travaux. Les seuls rapports directs apparaissent dans des circonstances bien précises, quand les relevés font apparaître des différences de main d'œuvre. Or, il lui semble plus judicieux et plus rapide de communiquer directement avec les personnes concernées plutôt que de passer par une hiérarchie.

Ces propos renvoient à la possibilité de faire faire en sept heures ce qui est fait habituellement en huit, ce qui est plus subi qu'accepté par le chantier. Ce qui est proposé par le chef reviendrait à adopter une logique de conduite de projet avec des réunions de travail pendant la préparation du chantier entre conducteur, chef de chantier et services méthodes, ce qui permettrait à chacun de s'inscrire dans le projet. 

Concernant son propre temps de travail, le chef de chantier espère que la formation en cours de certains chefs d'équipe comme adjoint chef de chantier lui permettra d'avoir des horaires plus raisonnables et surtout l'autorisera à prendre les journées ARTT. Cette formation intervient après le constat de l'importance du dépassement du temps de travail de l'encadrement de chantier consécutif à l'application de l'accord ARTT.

L'appréciation des ouvriers

Les ouvriers ont souligné que le temps de travail constant tout au long de leur intervention ainsi que le nombre limité d'aléas quotidien rendaient ce chantier beaucoup plus agréable que le précédent, où il était fréquent de dépasser les horaires en raison notamment de l'arrivée tardive du béton. Ce qui a entraîné la prise de plusieurs journées de récupération, et a réduit la rémunération (absence de certaines primes). Ils considèrent qu'il est souhaitable de respecter les horaires de travail, ce qu'ils ont appliqué sur ce chantier d'autant plus aisément que les intérimaires restaient pour poursuivre et terminer le travail de la journée. Les compagnons considèrent que ce découpage du travail améliore leur état général et leurs conditions de travail car ils n'assument plus certaines tâches comme le coulage et le vibrage du béton pour l'équipe des voiles. De même, le temps de travail de sept heures améliore doublement leur vie privée car au moment de leur départ à seize heures la circulation est encore fluide. De ce fait, le temps de transport est moins important pour eux que celui des ouvriers qui partent une heure plus tard. La différence pour un des ouvriers représente environ une demi-heure avec un temps de transport de 45 minutes au lieu d'une heure quinze le matin. Les ouvriers ont de meilleures conditions de transport qui se répercutent sur leur confort de vie et leurs relations familiales en particulier dans leur relation avec leurs enfants, ce temps pouvant être consacré pour les loisirs ou au suivi de leur scolarité.

Par contre, les compagnons indiquent que l'organisation du chantier a évolué depuis l'application de l'accord ARTT. Les compagnons ressentent qu'ils font "le boulot de huit heures", que "les chantiers sont de plus en plus courts" ou qu'ils vont "trop vite". Selon eux, cela se traduit par des temps de pauses moins importants qu'auparavant. La fatigue est identique alors que l'entreprise attendait qu'elle soit moins importante en raison de certaines tâches en moins. Ce qui signifierait que l'organisation a modifié certains composants du travail qui augment l'importance de la fatigue psychique par rapport à la fatigue physique?

Les ouvriers ont également souligné l'apparition d'une sensibilité de l'organisation du chantier en précisant qu'une situation peut se dégrader beaucoup plus rapidement qu'auparavant. Le rythme soutenu de travail est possible "quand tout s'enclenche bien, sinon c'est galère", les situations devenant délicates à gérer.

Du fait de l'importance restreinte de l'effectif, les ouvriers se connaissent tous. Par contre, les relations sont différentes avec les intérimaires. Même si ceux qui restent d'un chantier à l'autre sont des ouvriers qui montrent "qu'ils ont envie de travailler", les relations sont empreintes d'une confiance limitée qui se traduit concrètement par un suivi de leur travail, "on est obligé de veiller". L'impression est "qu'on travaille mieux avec les ouvriers [de Spie]", "on a plus confiance et l'on travaille plus en sécurité". Lors de la pose des garde-corps, "on sait que c'est bien fait avec un ouvrier [de Spie]". Le discours est identique pour l'élévation d'échafaudage où un compagnon précise qu'il préfère vérifier systématiquement la stabilité de l'édifice et si les barres de rigidité ont été correctement posées avant de s'engager dessus.

L'appréciation du chef d'équipe horizontaux

Ce chef d'équipe attend que l'ensemble des entreprises appliquent les 35 heures car pour le moment cela représente beaucoup de problèmes pour l'entreprise, en particulier un turn-over plus important chez les ouvriers depuis la signature de l'accord en raison de la rémunération des heures supplémentaires chez certaines entreprises concurrentes. Ces mesures viennent à un moment de plein emploi dans la région qui se traduit par un déficit important de personnels expérimentés. Certaines entreprises n'hésitent pas à proposer des salaires élevés aux ouvriers pour les débaucher. Le chef d'équipe se retrouve donc suivant les chantiers avec une proportion plus ou moins importante d'intérimaires. Sur ce chantier la proportion est inférieure à 40 %, mais elle a pu monter jusqu'à plus de 70 % sur un précédent chantier. Le chef d'équipe indique qu'il modifie son management de son équipe en fonction de cette proportion.

Concernant le rythme de travail, le chef d'équipe considère que le chantier "ne peut pas faire en 35 heures ce qui ce fait en 39 heures ou alors on le fait mal". La solution proposée serait d'affecter au moins un compagnons de plus à l'équipe. Mais cette proposition ne correspond pas à la logique développée par l'entreprise qui prend en considération l'augmentation du coût de la main d'œuvre avec une recherche permanente de solutions pour limiter son impact sur la rentabilité de chaque opération.

On constate que chaque acteur de l'entreprise possède une représentation de son travail et du fonctionnement de l'entreprises ; à l'occasion de la mise en place de l'ARTT, l'entreprise n'a pas mis en œuvre de politique spécifique de réflexion et de communication pour atténuer les effets des mesures prises. Il s'en suit que chaque acteur entretient ses représentations suivant une logique qui lui est propre sans qu'il ait une connaissance suffisante des logiques des autres acteurs. Une forme de statut quo alors que la recherche de performance passe nécessairement par une dynamique des relations entre les acteurs de l'entreprise.

Dans le travail quotidien, le chef d'équipe a indiqué qu'à plusieurs reprises il a été dans l'obligation d'aller "rafler" tous les compagnons disponibles du chantier pour que la préparation des planchers soit prête avant la date de coulage envisagée. Travailler avec des sous-traitants pour le coulage des planchers engage l'entreprise à respecter des délais précis. L'addition des dysfonctionnements, même si ils sont de faible portée, conduit finalement à une compression du temps qui se traduit par la mobilisation de l'ensemble du personnel disponible pour achever la préparation des installations,  et d'autres intervenants comme l'électricien ou le plombier à qui le chef de chantier a demandé de renforcer leurs équipes. 

La gestion des horaires décalés et la préparation du travail quotidien sont à l'origine de fatigues supplémentaires qui se répercutent après le travail jusque dans la vie familiale du chef d'équipe, tensions qui affectent ses relations avec les membres de sa famille. Pour éviter ces situations, sa préférence serait de faire quotidiennement sept heures, mais cela ne lui semble pas réaliste compte tenu de la qualification des ouvriers affectés à son équipe. La réduction du temps de travail de cet acteur passerait par une meilleure répartition des qualifications au sein des équipes pour que certaines tâches soient effectuées avec plus d'autonomie par certains ouvriers.

en guise de synthèse …

En synthétisant succinctement les propos recueillis auprès de ces différents acteurs, l'ARTT provoquerait bien des effets sur la chaîne d'acteurs du chantier de gros œuvre: une anticipation du travail et une délégation plus importante. Les causes objectives seraient, d'une part, la réaction des ouvriers face aux modalités envisagées par la modulation, d'autre part, par la recherche de productivité consécutive au surcoût de la main d'œuvre qui provoque quotidiennement des phénomènes d'intensification du travail.